EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

évolution

III. Vers la rupture symbiotique

Les périodes de doute, de crise sinon d’errance comme celle que nous vivons actuellement, nous interrogent sur la suite à donner à notre évolution. Sommes-nous sur la bonne voie ? De celle qui semble nous mener vers un futur hypertechnologique aux multiples dangers. Quel oracle consulter si ce n’est la nature elle-même ? Comme un enfant qui, même parvenu à l’âge adulte, se retourne naturellement vers la sagesse de celle qui l’a mis au monde dans l’espoir de trouver quelques lumières contre l’adversité.

Or, que nous dit la nature ? Les pages précédentes nous soufflent la réponse. Nous avons vu en effet que la frontière dressée entre nature et culture cédait à l’analyse. Les notions de société, de culture, de langage, d’empathie, de complexité, de croyance ou de religion même ne sont pas spécifiques à l’espèce humaine. Si certains traits pouvaient jusqu’alors sembler typiques de notre rameau phylétique ; leur apparente singularité ne tenait en fait qu’à une différence de degré et non de nature. Si par bien des aspects les formes ont pu longtemps sembler divergentes sinon même spontanées ; le fond, tout bien considéré, s’est avéré être le même, commun à toutes les formes de vie ou de pré-vie. Là encore, le sentiment d’
unité et de participation reprend l’avantage. Or, ce fonds commun quel est-il ? Il est cette dynamique, ce mouvement d’ensemble de la matière – d’abord inerte puis vivante, qui tend à informer (c’est-à-dire à révéler simultanément une forme et une information) l’ensemble de la matière cosmique. Teilhard de Chardin pour sa part y voyait essentiellement la traduction d’un mouvement ascendant de complexité/conscience. Sorte de dynamique universelle visant à conscientiser l’ensemble de la matière universelle en vue d’une Parousie qui nous ramènerait vers le divin. Convergence phylétique en même temps que psychologique vers ce qu’il appelait le Point Oméga, aboutissement ultime de la cosmogénèse.

Les avancées technologiques qu’a connu le dernier siècle écoulé ne sont rien en comparaison de la puissante vague biotechnologique sur le point de soulever l’humanité tout entière. Or, cette montée en puissance qui attend notre espèce n’est rien moins que la continuation logique de cette dynamique qui tend, depuis 13,7 milliards d’années, à informer tout ou partie de la matière cosmique. Nos propres progrès ont à ce point modifié notre environnement qu’ils nous contraignent à sauter le pas. Nous sommes arrivés à un nouveau seuil critique dans la plupart de nos domaines d’activité. Nous allons devoir sans doute forcer notre destin, peut-être aussi notre nature, et participer activement à l’éclosion d’une nouvelle humanité. Mais cette transition n’est pas sans risques. Toute naissance comme tout changement de dimension, d’existence ou de paradigme comporte des risques pour peu que l’on n’y soit pas suffisamment préparés. Ces moments soulignent plus particulièrement notre vulnérabilité. Comme par le passé, des formes de vie, des espèces, des peuples ou des civilisations peuvent ne pas être viables sur le long terme. De la même manière que certains embryons n’ont pas toujours les organes ou les fonctions nécessaires pour affronter la vie nouvelle à laquelle leur développement était jusque-là censé les préparer. Notre espèce encoure aujourd’hui les mêmes périls ; les mêmes sanctions aussi, définitives.

La question se pose donc de savoir dans quelle mesure, sinon dans quelles proportions la part grandissante de la technologie peut-elle avoir ici un rôle à jouer ? Les deux voies, spirituelles et matérielles sont-elles non seulement conciliables mais aussi nécessaires l’une pour l’autre ? Des pages qui précèdent se sont dégagées deux formes de participation. La première, primitive et convergente, de nature empathique et psychologique, consiste essentiellement en une lecture du réel ; un ressenti profond de l’unité de l’homme et du monde. La seconde forme de participation, moderne et divergente est exclusivement physique. Elle consiste en une volonté d’agir et de transformer le monde via tous nos prolongements technologiques. De ceux qui nous permettent d’étendre notre sensibilité physique à tout ce que nous percevons : outils, vêtements, prothèses, moyens de transport et de communication, etc. Cette participation de nature technologique est une excroissance de notre volonté de puissance et de domination sur la nature.
L’avenir devra donc concilier ces deux voies afin d’initier une nouvelle dialectique avec le réel. Non plus une relation à sens unique, le plus souvent de type parasitaire à l’endroit de la nature. Mais bien davantage une relation de type symbiotique où l’homme, enfin à l’écoute du réel, saura infléchir et adapter son évolution en tenant compte de ce que la nature lui dit ou cherche à lui dire et de ce qu’elle est en mesure de lui proposer.


Écoute, respect, protection et coopération seront les valeurs cardinales seules à même d’accompagner nos forces de création dans le respect des équilibres naturels. Autant de valeurs également à même d’instaurer une forme de co-création et de co-évolution entre l’homme et la nature. Une symbiose en même temps qu’une synergie. Car une fois nos forces de création remises dans le cours naturel des forces créatrices, la rapidité et la puissance de nos développements matériels et spirituels ne se feront plus attendre.

C’est donc là, si nous consentons enfin à les écouter et à apprendre d’eux, que les Peuples Premiers, les sociétés archaïques et les plus anciennes traditions spirituelles ont un rôle majeur à jouer, pourvu seulement que nous leur laissions et la place, et le temps. Avec leur aide, il nous faudra intégrer sans plus tarder le caractère pleinement symbiotique du monde où notre regard et notre pensée se perdent.
Je l’ai déjà dit plus haut, la création du monde requiert notre participation. D’une part notre participation active et effective dans la mise en œuvre de décisions allant dans le sens des forces de complexité et d’union depuis toujours à l’œuvre. D’autre part, notre participation affective et sensitive. C’est-à-dire qu’il nous faudra non seulement, et avec l’aide des Peuples Racine, développer le sentiment, mais aussi la sensation individuelle et collective de l’unité partagée avec la totalité du Cosmos. Sentiment religieux par excellence et qu’il nous reste encore à construire ou à réinventer. Lui seul pourra nous permettre de concilier la foi et les faits. Lui seul sera en mesure de nous aider à harmoniser nos aspirations profondes avec les forces de la nature, les exigences de l’espèce et celles de la vie en société.

Nous savons désormais que la vie de manière générale obéit à deux niveaux d’évolution. Lesquels se retrouvent à toutes les échelles du pré-vivant et du vivant. Un premier niveau caractérise une évolution graduelle, progressive et continue. C’est celle mise en lumière par la nucléosynthèse primordiale. C’est celle qui a lieu encore aujourd’hui au cœur des étoiles et qui contribue à façonner les atomes lourds des mondes à venir. Elle est encore celle qui a contribué à la patiente émergence des premières macromolécules et des premiers micro-organismes à la surface de l’océan primitif. Elle est aussi l’évolution des espèces animales ou végétales mise en évidence par Charles R. Darwin. Une évolution en continu au sein de chaque espèce, de chaque variété et de chaque individu. Une évolution qui s’opère par d’infimes changements de génération en génération. Changements d’ordre adaptatifs mais aussi changements internes par le biais de mutations génétiques. Plus à notre échelle enfin, cette évolution progressive, graduelle, peut également s’illustrer par celle de l’embryon animal ou humain qui va, durant plusieurs jours ou plusieurs mois, se métamorphoser afin d’atteindre son niveau d’organisation et de complexité optimum. Il en va enfin de même à l’échelle de nos sociétés humaines. Elles suivront sur le même modèle cosmologique puis biologique une évolution, une progression en pente douce jusqu’à atteindre le niveau maximum de complexité qu’il leur est donné d’atteindre eu égard aux systèmes d’organisation qui sont les leurs. Lesquels sont eux-mêmes tributaires de la diversité des éléments qui les constituent.
Voilà donc succinctement décrit ce premier niveau d’évolution observable à tous les moments de l’histoire de la vie.

Mais il en est un second, de type
disruptif, qui vient ponctuer de loin en loin les courbes d’évolution progressive dont je viens de parler. Il est de ces bouleversements majeurs sur le plan cosmologique (effondrements et explosions d’étoiles en supernovae, collisions météoritiques, etc.) qui ont permis, étape après étape, à l’évolution et à la vie de sortir des impasses dans lesquelles elles semblaient dans un premier temps s’être engagées. Ce sont les bouleversements climatiques à l’échelle de notre planète. Ce sont aussi les extinctions majeures ou simplement spécifiques à certaines espèces et le plus souvent dues à des épidémies, à l’absence ou au contraire à la prolifération de leurs prédateurs naturels, à la raréfaction ou à la disparition brutale des ressources… Au niveau de notre espèce, ces ruptures majeures se traduisent par les différents chocs de civilisations, les guerres de conquêtes, les grandes découvertes, les échanges commerciaux, les catastrophes naturelles et les épidémies. Sur le plan individuel enfin, c’est la rupture, après neuf mois de gestation, avec la vie intra-utérine. Puis viendront la puberté, l’émancipation, le mariage, la filiation puis enfin la mort. Autant de ruptures dans une vie qui marquent et viennent achever comme autant de consécrations, différents niveaux d’évolution individuelle. Elles sont aussi autant d’initiations et d’invitations à une vie nouvelle.


Nous avons donc d’une part, une macroévolution, de type ponctualiste qui, de chaos en chaos, inaugure à chaque étape de nouvelles formes de complexités et d’organisations. Puis, à un niveau inférieur, nous avons une microévolution gradualiste qui, sous l’effet de sollicitations externes ou de modifications internes, poursuit une lente métamorphose jusqu’à une prochaine rupture. Voilà qui rejoint la théorie dite des équilibres ponctués développée par les paléontologues Stephen Jay Gould et Niles Eldredge en 1972.

Il semble de plus en plus évident que nos propres sociétés humaines, et plus particulièrement occidentales, soient à l’aube d’une prochaine rupture. Tous les compteurs à la fois démographiques, culturels, sociologiques, politiques, économiques, idéologiques, scientifiques ou religieux font état d’une forme de plafonnement et de la nécessité de passer à un niveau supérieur sinon différent d’évolution et d’organisation.
Progressivement, la vision systémique reprend l’avantage sur la vision analytique typiquement occidentale. Mais les deux axes d’évolution étaient néanmoins jusque-là nécessaires. Celui des civilisations dites « archaïques » ou « primitives » ayant fait le choix d’une vision systémique et globale du monde phénoménal. Puis le modèle dit « occidental » ayant opté pour le versant analytique et catégoriel essentiellement représenté par la pensée aristotélicienne.

 

 
 



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