EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

évolution

I. Du chaos à la complexité

À la question : l’univers a-t-il un sens ? grande serait la tentation de répondre par l’affirmative. Grossière serait l’erreur de chercher vaille que vaille les éléments allant dans cette direction. Or, affirmer que l’univers puisse avoir un sens ; qu’il puisse être porteur d’un projet quelconque, c’est déjà sous-entendre qu’il puisse avoir un début puis une fin. C’est implicitement admettre qu’il est une création ponctuelle, limitée et impliquant de fait un acte créateur qui l’aurait tiré du néant. Par là même, c’est sous-entendre l’existence d’un tel néant (non-sens par excellence dénoncé par Bergson dans L’évolution créatrice) et la possibilité que quelque chose puisse naître d’un rien absolu.

Depuis les premières vibrations quantiques jusqu’à nos agitations humaines, en passant par la formation des galaxies et des planètes ; une certaine cohérence, à défaut d’un véritable sens, transparaît indiscutablement de ces effervescences et de cette frénésie matérielles. Si la prudence nous enjoint d’écarter toute sémantique, force est néanmoins d’admettre l’évidence : une syntaxe est en cours d’élaboration. Une logique et une structure se détachent en filigrane et continuent de se construire, tantôt manifestées par l’entropie
1, puis par les forces gravitationnelles, biologiques et enfin par les forces sociales.

La face cachée du hasard

Le chaos est originellement assimilé à la notion de confusion. Or, la confusion d’un milieu comme celui de l’univers à ses débuts, peut n’être qu’apparente. Elle est le plus souvent liée à la perception et à l’interprétation qui en découle à un instant « t ». Toute confusion peut n’être que momentanée. Extraite d’un contexte où elle a malgré tout un rôle à jouer et où la nécessité s’avère être bien plus souvent qu’il n’y paraît, la face cachée du hasard.

C’est ainsi que le chaos des premiers temps du monde est le plus souvent perçu sous la forme d’une confusion totale. Une agitation extrême de laquelle vont émerger des états secondaires donnant naissance à des milieux bien différents de ce qu’ils étaient quelques instants auparavant. Ainsi, toutes les confusions rencontrées dans la nature et dans les différents milieux qu’elle a suscités se sont avérées autant de transitions et d’occasions vers des organisations et des complexités, non pas nécessairement supérieures (suivant quels critères le seraient-elles et pour quelle finalité inconnue ?), mais à tout le moins différentes. Il y a donc déjà une forme de cohérence qui tendrait à démontrer que le chaos et la confusion n’étant pas permanents mais seulement transitoires, l’univers se meut donc dans une certaine direction. Du moins semble-t-il animé, depuis 13,7 milliards d’années, d’un mouvement, d’une dynamique dont le sens certes nous échappe, mais qui n’en demeure pas moins régulier, cohérent, mais surtout pas absurde. Car un univers absurde serait un univers éternellement maintenu dans cet état de confusion généralisée que fût celui de ses origines. Un univers en quelque sorte semblable à une casserole d’eau en perpétuelle ébullition et sans qu’aucune perte d’énergie, sans qu’aucun changement d’état ne vienne jamais en modifier le cours. Un univers clos sur lui-même. Non seulement sur le fond (la quantité de matière/énergie disponible) mais aussi sur la forme (les différentes formes successivement empruntées par ce même couple matière/énergie). Un univers absurde serait donc un univers enfermé dans une sorte de stéréotypie cosmologique interdisant toute variation de milieu, toute structuration de la matière, toute association durable de particules, d’atomes, de molécules et a fortiori de cellule. Or, la mécanique quantique, l’astrophysique et la biologie moléculaire nous apprennent que dans chacun de leurs domaines respectifs, tel n’est jamais le cas.

Quelle est donc la nature de ce mouvement commun ; universel ? Quelle est cette dynamique qui tend à se révéler depuis les premiers milliardièmes de seconde après le big-bang et jusqu’à 13,7 milliards d’années plus tard ? Les termes que nous rencontrons le plus souvent pour décrire l’univers ou plus précisément l’évolution cosmique sont organisation, ordre et complexité. Or ces trois notions sont à forte connotation anthropocentrique. Ils sous-entendent déjà un but, un objectif fixé à l’avance et fortement empreint des assignations pratiques que nous exigeons la plupart du temps de la matière. Henri Bergson a bien démontré dans La pensée et le mouvant (1938), que le désordre est bien souvent un ordre que nous n’attendons pas. La confusion apparente que nous pouvons constater n’est telle qu’eu égard à une certaine attente sinon impatience que nous manifestons. En elle-même, cette confusion a sa cohérence, sa logique, sa propre dynamique. Elle n’est qu’un instantané ; le moment d’un mouvement plus large. Le désordre est le plus souvent l’infime partie sinon l’occasion d’un ordre supérieur. C’est ainsi que ordre, organisation ou complexité sont souvent synonymes de stabilité, de permanence d’un état inscrit dans la durée, donc à chaque instant identique à lui-même. Le désordre ou la confusion ne sont que des états transitoires ; les articulations assurant le passage d’un ordre à un autre ; d’une structure à une autre ; d’une stabilité à une autre stabilité plus pérenne. Le chaos n’est donc pas le contraire de l’organisation ; il en est le préalable et l’occasion. Il est à l’image d’un milieu fluide, le « bouillon de culture » primordial qui autoriserait toutes les rencontres, tous les échanges possibles, toutes les combinaisons, toutes les associations et toutes les complexités à venir.

De cette dernière notion le Petit Larousse nous propose une première définition dont nous nous contenterons : « Complexe - adj. (du latin complexus, qui contient). Qui se compose d’éléments différents, combinés d’une manière qui n’est pas immédiatement saisissable. » La plupart des autres définitions font essentiellement état d’un ensemble ou d’un composé de différents éléments hétérogènes formant un tout intégré. Ici, la complexité ; le caractère complexe d’un système, d’une structure, définit la quantité d’éléments entrant dans sa composition. Il décrit d’une certaine manière sa structure et la nature du lien qui unit chacun de ses éléments. Autrement dit, sa cohésion, sa stabilité et une certaine efficacité. Cette dernière notion appelle d’elle-même un but à atteindre. Elle sous-entend un certain objectif associé à cette complexité.
L’Unité perdue ; l’Unité rêvée

Aussi, quel est donc le but le plus souvent recherché dans la nature si ce n’est la stabilité, la permanence, la conservation d’un état ?

"D’une extrémité à l’autre de l’Évolution (…) tout se meut, dans l’Univers, dans le sens de l’unification."
 
 
Au sein de l’univers primordial ou au cœur des étoiles, la collision des particules soumises à l’intense activité du milieu entraîne une perte d’énergie et donc de masse (suivant la relation d’équivalence e = m) sous forme de rayonnement ou de particules. Cette libération d’énergie qui est en même temps une privation pour les particules, va générer une instabilité, un déséquilibre momentané aussitôt compensé par l’association (première forme d’union et de coopération) des particules impactées. Sur la base de cette union, certes éphémère, une nouvelle structure se crée. Une nouvelle organisation dont l’objectif premier est une stabilité recouvrée et une unité restaurée sur un plan supérieur. "Les ions […] attirent la matière autour d’eux et l’incitent à réagir. Ainsi se constituent des molécules complexes telles que l’ADN, une structure qui finit par s’imposer parce qu’elle présente une plus grande stabilité 2."
Ainsi les complexités d’ordre supérieur assurent davantage de stabilité aux complexités inférieures. Du moins sont-elles garantes de la conservation d’une certaine information, d’une mémoire de la forme au sens littéral. Depuis 13,7 milliards d’années, toutes les organisations successives, des plus simples aux plus complexes, sont autant de tentatives réitérées de gagner chaque fois davantage en stabilité, en durée, et en conservation d’une certaine quantité d’informations. Mais à quelle fin ?

Nous voyons donc qu’au sein de la nature et à toutes les échelles, toutes les formes de complexités sont autant de structures organisées dont l’objectif premier est la conservation de leur état. Elles sont dans tous les cas les fruits de l’association de leurs éléments constitutifs dans le seul but de compenser une perte d’énergie illustrée par l’entropie à un niveau inférieur. Car si la fuite d’énergie, comme la fuite d’air d’un ballon, illustre la tendance du système à retrouver un état d’équilibre, ce dernier n’en est pas moins une menace pour l’existence du système lui-même. Car un système à l’équilibre parfait, absolu, du point de vue thermodynamique qui nous occupe ici, est un système mort.

Il y a donc un paradoxe en ceci que d’un certain côté, les particules manifestent une tendance à la stabilité et à la permanence. Pour autant, cette stabilité et cette permanence sont synonymes d’un système fermé, égal à lui-même, sans « perte » ni « profit », sans information, à l’équilibre donc absurde car stérile. D’un autre côté, cette tendance à la conservation d’un état (système simple comme la particule ou complexe comme la molécule) est en permanence contrée par l’entropie qui mesure le taux de dégradation en énergie d’un système. Ici, la tendance à l’équilibre (à la conservation de l’information) est continuellement contrariée et compromise par une même tendance à l’équilibre illustrée par l’entropie 3 (dilution de l’information). Le paradoxe serait total et le raisonnement absurde si ces deux tendances ne se situaient pas chacune à un niveau différent. En effet, l’entropie, de manière générale, tend en permanence à diluer l’information et à faire de l’univers un milieu homogène, neutre, invariant et donc stérile. D’un autre côté, en réaction à cette entropie, les particules s’unissent, s’associent, se combinent afin de gagner toujours plus en stabilité et en préservation de l’Information dans le temps. Il y aurait donc deux tendances contradictoires qui consisteraient en une matière qui tendrait à toujours se déliter sous forme d’énergie ; et une énergie qui tendrait à se figer sous forme de matière.

Résumons nous sans trop nous perdre dans les détails. Aux premiers milliardièmes de seconde qui ont suivi la « naissance » de l’univers, nous sommes en présence d’une énergie incommensurable. Le chaos est total ; l’activité du milieu inimaginable. Or, dès les premiers instants, les particules d’énergie confinées dans un espace réduit vont aussitôt modifier leur milieu en créant des soupçons de complexité et tendre ainsi vers des îlots de stabilité encore très fragiles. Le processus est néanmoins amorcé qui va consister durant près de 13,7 milliards de nos années, et sous l’impulsion d’une énergie primordiale, à édifier des structures chaque fois plus complexes, donc stables et pérennes, en laissant s’échapper à chaque niveau franchi, toujours moins d’énergie sous forme d’entropie. Cette dernière sera chaque fois redistribuée et refondue dans des complexités renouvelées et toujours supérieures en termes de stabilité, de cohésion et de spontanéité autrement dit de liberté mais aussi de diversité.

"À strictement parler, si on la définit comme une « chose » sans trace de conscience ni de spontanéité, la Matière n’existe pas. Même dans les corpuscules pré-vivants, avons-nous dit, une sorte de courbure doit être imaginée, préfigurant et amorçant l’apparition d’une liberté et d’un « dedans »."

Pierre Teilhard de Chardin,
L’activation de l’énergie.

Avec le temps et les complexités croissantes, un élément nouveau va progressivement faire son apparition et qui sera, comme le nomme Teilhard de Chardin, un phénomène de centration et d’intériorisation de la matière annonciateur de conscience. Or, cette centration ne peut s’amorcer que sur la base de structures non seulement suffisamment complexes et donc diversifiées, mais également suffisamment intégrées. Autrement dit aptes à soutenir par les liens qui les tiennent ensemble, une communication entre leurs différents éléments constitutifs.
Un organisme composé de cellules spécialisées résiste mieux qu’un ensemble de cellules identiques face aux agressions de l’environnement. Pour ce faire, elles échangent des substances les unes avec les autres. Le jeu de cette communication chimique et des petits changements qui affectent leurs gènes finit par les spécialiser. C’est aussi le cas au sein des sociétés humaines les plus complexes et organisées avec la division du travail social. Laquelle tend à singulariser un peu plus chacun des éléments dont la société est composée. On observe donc à tous les niveaux du vivants et même du pré-vivant une tendance à la différenciation qui suscitera l’émergence d’îlots de complexités ; de singularités.

Ainsi, l’efficacité d’une structure complexe, sa capacité de survie dépend de son degré d’organisation et d’intégration. Autrement dit de la qualité de l’information, même rudimentaire, qui y circule. Et ce, quelle que soit la nature de cette structure/complexité : corpuscule, atome, molécule, organisme ou société. Par suite, la qualité de la communication, donc de l’intégration au sein d’un système/organisme, conditionne l’émergence ou la manifestation d’une centréité/conscience. Laquelle est proportionnée à la structure qui la soutient et qui s’exprime à travers les organismes les plus simples par une forme d’intention ou de volonté.
L’univers se partage désormais en deux. D’un côté des forces de dilution généralisées. De l’autre, des forces de cohésion localisées.
Après tout ce qui vient d’être dit, il apparaît que l’univers depuis ses premiers instants observables est en cours de métamorphose. De celle qui tend à progressivement convertir tout ou partie de son énergie primordiale en une structure cosmologique d’un type absolument nouveau.
 
"Le phénomène de vitalisation des grosses molécules, qui nous étonne tant, n’est lui-même que le prolongement de la moléculisation des atomes, et finalement de l’atomisation de l’Énergie,- c’est-à-dire d’un processus qui affecte et définit l’Univers dans la totalité de sa substance et de son histoire."

Pierre Teilhard de Chardin,
L’activation de l’énergie.

Nous savons désormais qu’une certaine complexité parfaitement intégrée induit un rapport de causalité interne qui lui est proportionné. Mais cette causalité n’explique en rien la complexité et l’unité de la structure. Elle n’en n’est que la résultante. Ce n’est pas le rapport de causalité qui fait la cohésion du milieu et qui définit la nature du lien entre ses différents éléments constitutifs. C’est au contraire ce lien originel qui, depuis toujours, crée cette causalité. Or, si avec la complexité croissante au sein de l’univers, le rapport de causalité va lui aussi croissant au sein des structures ainsi constituées, quel ne serait le rapport de causalité au sein d’un univers totalement intégré ? C’est-à-dire au sein duquel chaque particule d’énergie désormais convertie en matière/information serait en lien direct avec toutes les autres parties de ce même univers. Nous aurions donc, au sens propre, un corps cosmique pleinement achevé et intégré. C’est-à-dire une structure parfaite, pérenne, autosuffisante, où toute l’information, autrement dit toutes les connaissances et toute la Connaissance possible et imaginable circuleraient de manière instantanée et sans déperdition. Une Information doublée d’une centréité/conscience, selon les mots de Teilhard, désormais étendue aux dimensions mêmes de l’univers. Un univers dorénavant devenu pleinement conscient de lui-même. Un océan tranquillisé mais dont chaque goutte de conscience serait pleinement elle-même à travers toutes les autres par le jeu d’une liaison affective de dimension cosmique.
L’Esprit de la Terre

Voilà que se dégage une structure, une forme de canevas indéfiniment transposable à tous les milieux : atomique, moléculaire, biologique, humain. Cette trame, cette ligne de progression se définit comme suit : tout d’abord un état chaotique, puis l’émergence de structures de plus en plus complexes et unifiées ; autrement dit stables et intégrées, de plus en plus libérées des contraintes immédiates de l’environnement. Des structures de plus en plus autonomes, plus communicantes et communiantes, unies dans un commun désir d’être toujours davantage à travers ce que Teilhard appelle un processus cosmique de personnalisation.

Or, nous l’avons vu, les sociétés humaines, dans la continuité des sociétés animales, ont poursuivi ce mouvement : cette irrésistible ascension vers la complexité amorcée dès la première seconde. Plus encore, cette tendance originelle à l’union et à la conscientisation de la matière semble avoir gagné en énergie avec le développement des sociétés humaines et plus encore au cours de l’ère industrielle et technologique. Nous entrons dans une phase, non plus expansionniste de la conscience – puisque celle-ci est désormais partout sur Terre avec l’homme et les mammifères supérieurs, mais d’intensification et de concentration du phénomène. Une fois encore, après le passage de la conscience pré-réflexive animale à la conscience réfléchie humaine de Homo sapiens, voici que s’annonce un nouveau changement de niveau et de dimension : le passage à la conscience collective soutenue par une évolution dorénavant technologique qui, loin d’être un aboutissement ou une finalité, se veut et se doit de rester un outil au service d’une évolution intérieure.

"Autour de nos vies particulières une Vie humaine générale va donc s’établissant irrésistiblement."

 
Pierre Teilhard de Chardin,
L’activation de l’énergie.

Voilà donc que se profile l’Ultra-humain entrevu par Teilhard et qui, nous l’avons déjà dit, n’a rien de commun avec le transhumanisme ou le surhumanisme qu’on cherche déjà à nous vendre. Cet Ultra-humain-là ; cet hyperhumanisme comme le nomme Joël de Rosnay, est à la portée de chacun et n’est conditionné que par notre seule volonté de participer à l’évolution et à la création du monde. Après des millénaires d’une hominisation faite de conquêtes, de luttes, de souffrances, de progrès aussi dans les différents domaines du savoir et de notre aptitude à la survie, une phase nouvelle de conscientisation est en train de naître. La pression démographique, l’intensification des échanges de toutes sortes accrue par la densité et le foisonnement des réseaux de communication ; les enjeux à la fois climatiques, géopolitiques, sanitaires, sociologiques ou écologiques ; enfin, les plus récentes découvertes scientifiques et la remise en cause régulière de nos plus solides certitudes sur la matière et sur la vie, amènent l’humanité à la prise de conscience de l’interdépendance de tous les représentants de l’espèce. Interdépendance qui unit également les espèces entre elles et qui les relie non seulement à la Terre mais aussi au Cosmos. De la même manière qu’en prenant conscience de lui-même Homo sapiens est entré de pleins pieds dans un monde nouveau, transfiguré ; pareillement, la conscience collective humaine sur le point de naître nous projettera dans un monde renouvelé et pour une vie aux dimensions insoupçonnées.

L’impératif universel

Après un long et douloureux détour, nos sociétés hyper-technologiques tendent à rejoindre la vision du monde initiée par les sociétés dites « archaïques ». Des sociétés pour lesquelles, dans le cadre de la loi de participation décrite par Lucien Lévy-Bruhl, tout participe de tout dans un monde où tout est lié et interdépendant.
Si tout a commencé par la prise de conscience de l’homme primitif de son intégration à l’ensemble de la nature ; de sa participation à son clan, à sa tribu, c’est aussi par cette même notion de participation que l’humanité semble être amenée progressivement à repasser. Et les évènements au niveau planétaire semblent chaque jour davantage nous dire que ce retour aux origines s’imposera de plus en plus comme une nécessité vitale. Aussi, rétorquera-t-on, à quoi aura servi ce long et douloureux détour technologique si c’est pour en revenir au même point ; autrement dit, dix ou vingt mille ans en arrière ? La différence notable, essentielle, est que dans l’intervalle l’homme a progressivement acquis une consistance et une conscience individuelle ; le sentiment du moi. Les société traditionnelles reposaient essentiellement sur une conscience collective fondatrice au détriment de consciences individuelles quasi inexistantes parce que trop menaçantes pour l’esprit du clan et peu propices à se développer. Le besoin, d’ailleurs, ne s’en faisait pas sentir puisque l’individu – qui n’était pas encore une personne – ne vivait que pour et par le groupe. Il y puisait toutes les nourritures nécessaires à sa survie physiologique aussi bien qu’affective.

Enfin, ces derniers milliers d’années d’expansion démographique, de progressive socialisation et civilisation ont contribué, par la division du travail social, à la personnalisation croissante de l’individu. Par simple accroissement de la matière vivante ; par ce même mouvement originel de complexification des structures et des liens des éléments constitutifs (ici les individus humains), des propriétés nouvelles ont fini par émerger. Celles-ci ont progressivement élevé l’individu au niveau d’une personne. Autrement dit une vue sur le monde unique et irremplaçable. La naissance du langage articulé liée aux différents moyens de diffusion de l’information, même primitive, a été largement à l’origine de cette évolution et révolution ontologique.
Par ce détour technologique et psychologique de plusieurs milliers d’années, la participation qui se propose désormais à l’homme moderne n’est plus seulement la synthèse ou la prise en bloc d’une masse indifférenciée d’individus plus ou moins semblables les uns aux autres comme le sont à leur niveau le banc de poissons ou le vol d’étourneaux. Ce détour par la « civilisation » est sur le point de doter cette future conscience collective de pouvoirs encore insoupçonnés. Lesquels propulseront à n’en pas douter l’ensemble dans un monde nouveau. En d’autres termes, un monde aux dimensions mêmes de cette Conscience Réfléchie Collective. Une Unité faite de diversité.
Par le nombre, la conscience entre en résonance. Comme l’augmentation des points ou pixels de la photographie qui en améliore sans cesse la définition, donc la qualité du message qu’elle porte. De même, la complexification par le nombre de la matière « inerte » puis « vivante » favorise indéfiniment la qualité du message, de l’information qu’elle porte en elle depuis les origines.

Or, par l’homme et plus largement par les sociétés humaines, la nature poursuit imperturbablement son patient processus d’intégration de structures de plus en plus complexes, de plus en plus intériorisées et donc de plus en plus signifiantes. Vers quelle fin, s’il en est ; sinon dans quelle direction ?

Le sentiment religieux lui-même est ce supplément d’âme, ce surcroît d’intériorisation et de conscience obtenu par l’intégration de structures toujours plus complexes et denses en termes d’information. Il faut considérer le sentiment religieux comme une propriété émergente à l’égal de toutes les autres. Propriété issue de l’association de plusieurs éléments sous-jacents. Depuis les premiers temps de l’univers, il s’agit toujours d’unions au milieu d’un chaos apparent. Lesquelles vont tour à tour favoriser l’émergence de complexités nouvelles. Parvenu au stade des agrégats humains, ces propriétés émergentes s’expriment par le sentiment religieux qui n’est ni plus ni moins que l’exacerbation par le nombre de sentiments individuels tels que l’affection, l’amour, la joie, l’émerveillement, l’empathie… Ceux-ci joueront un rôle de catalyseur, d’accélérateur favorisant l’intégration de sociétés humaines dans leurs plus larges dimensions. De même que
François Jacob le décrit au niveau des molécules, il se passe donc bien quelque chose sur un plan supérieur, psychophysique. Un supplément d’âme occasionné par des complexités humaines chaque fois augmentées et provocant de manière rétroactive des retombées sur le plan individuel. Si les cellules renoncent à une partie d’elles-mêmes pour le bien de l’organisme qu’elles constituent, ce dernier est à son tour obligé de consentir à tout faire pour assurer la survie de ses cellules. La cohésion, autrement dit la coopération est ici totale. Symbiose d’un ordre supérieur.

Toute forme de société, d’association, est en quelque sorte l’occasion du religieux par le travail qu’elle accomplit au fond de chaque âme. Qu’importe les formes empruntées par ce religieux. Il peut être sacré ou profane, il n’en demeure pas moins vital de toutes les manières et sur tous les plans. Aussi, Simone Weil se trompe quand elle récrimine Émile Durkheim
4. Car c’est bien la société et sa force d’union qui nous conduit collectivement puis individuellement à nous émerveiller de la beauté du monde, de la nature et de la vie. C’est elle aussi qui nous permet de faire l’expérience de l’amour. La foi, écrit de son côté Jacques Rueff, apparaît comme le prolongement des exigences biologiques de la vie en société, inscrites elles-mêmes, telle la religiosité universelle de l’espèce humaine, dans son patrimoine héréditaire 5. En cela, la société prépare nos âmes à être les réceptacles de la Vérité et pour renouer avec ce que l’on peut se laisser un temps aller à appeler Dieu.

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1.
Grandeur qui, en thermodynamique, permet d’évaluer la dégradation de l’énergie d’un système. L’entropie d’un système caractérise son degré de désordre. Définition Le Petit Larousse illustré.
2. Joël de Rosnay, La plus belle histoire du monde, Éditions du Seuil, 1996, pp. 40-42.
3. Il n’y a pas, stricto sensu, d’entropie (dégradation d’énergie) au niveau global (cosmologique) dans la mesure où rien ne se perd et rien ne se crée ; mais où tout se transforme. Toutefois, cette hypothèse ne tient qu’à la seule condition d’un univers fermé, voué à terme, à se replier sur lui-même.
4. Simone Weil,  Attente de Dieu, Les classiques des sciences sociales, [1966] 2007, p. 17.
5. Jacques Rueff, Les Dieux et les rois, Librairie Hachette, 1968, p. 271.

 
 



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