L’Unité perdue ; l’Unité rêvée
Aussi, quel est donc le but le plus souvent recherché dans la nature si ce n’est la stabilité, la permanence, la conservation d’un état ?
"D’une extrémité à l’autre de l’Évolution (…) tout se meut, dans l’Univers, dans le sens de l’unification."
Au sein de l’univers primordial ou au cœur des étoiles, la collision des particules soumises à l’intense activité du milieu entraîne une perte d’énergie et donc de masse (suivant la relation d’équivalence e = m) sous forme de rayonnement ou de particules. Cette libération d’énergie qui est en même temps une privation pour les particules, va générer une instabilité, un déséquilibre momentané aussitôt compensé par l’association (première forme d’union et de coopération) des particules impactées. Sur la base de cette union, certes éphémère, une nouvelle structure se crée. Une nouvelle organisation dont l’objectif premier est une stabilité recouvrée et une unité restaurée sur un plan supérieur. "Les ions […] attirent la matière autour d’eux et l’incitent à réagir. Ainsi se constituent des molécules complexes telles que l’ADN, une structure qui finit par s’imposer parce qu’elle présente une plus grande stabilité 2."
Ainsi les complexités d’ordre supérieur assurent davantage de stabilité aux complexités inférieures. Du moins sont-elles garantes de la conservation d’une certaine information, d’une mémoire de la forme au sens littéral. Depuis 13,7 milliards d’années, toutes les organisations successives, des plus simples aux plus complexes, sont autant de tentatives réitérées de gagner chaque fois davantage en stabilité, en durée, et en conservation d’une certaine quantité d’informations. Mais à quelle fin ?
Nous voyons donc qu’au sein de la nature et à toutes les échelles, toutes les formes de complexités sont autant de structures organisées dont l’objectif premier est la conservation de leur état. Elles sont dans tous les cas les fruits de l’association de leurs éléments constitutifs dans le seul but de compenser une perte d’énergie illustrée par l’entropie à un niveau inférieur. Car si la fuite d’énergie, comme la fuite d’air d’un ballon, illustre la tendance du système à retrouver un état d’équilibre, ce dernier n’en est pas moins une menace pour l’existence du système lui-même. Car un système à l’équilibre parfait, absolu, du point de vue thermodynamique qui nous occupe ici, est un système mort.
Il y a donc un paradoxe en ceci que d’un certain côté, les particules manifestent une tendance à la stabilité et à la permanence. Pour autant, cette stabilité et cette permanence sont synonymes d’un système fermé, égal à lui-même, sans « perte » ni « profit », sans information, à l’équilibre donc absurde car stérile. D’un autre côté, cette tendance à la conservation d’un état (système simple comme la particule ou complexe comme la molécule) est en permanence contrée par l’entropie qui mesure le taux de dégradation en énergie d’un système. Ici, la tendance à l’équilibre (à la conservation de l’information) est continuellement contrariée et compromise par une même tendance à l’équilibre illustrée par l’entropie 3 (dilution de l’information). Le paradoxe serait total et le raisonnement absurde si ces deux tendances ne se situaient pas chacune à un niveau différent. En effet, l’entropie, de manière générale, tend en permanence à diluer l’information et à faire de l’univers un milieu homogène, neutre, invariant et donc stérile. D’un autre côté, en réaction à cette entropie, les particules s’unissent, s’associent, se combinent afin de gagner toujours plus en stabilité et en préservation de l’Information dans le temps. Il y aurait donc deux tendances contradictoires qui consisteraient en une matière qui tendrait à toujours se déliter sous forme d’énergie ; et une énergie qui tendrait à se figer sous forme de matière.
Résumons nous sans trop nous perdre dans les détails. Aux premiers milliardièmes de seconde qui ont suivi la « naissance » de l’univers, nous sommes en présence d’une énergie incommensurable. Le chaos est total ; l’activité du milieu inimaginable. Or, dès les premiers instants, les particules d’énergie confinées dans un espace réduit vont aussitôt modifier leur milieu en créant des soupçons de complexité et tendre ainsi vers des îlots de stabilité encore très fragiles. Le processus est néanmoins amorcé qui va consister durant près de 13,7 milliards de nos années, et sous l’impulsion d’une énergie primordiale, à édifier des structures chaque fois plus complexes, donc stables et pérennes, en laissant s’échapper à chaque niveau franchi, toujours moins d’énergie sous forme d’entropie. Cette dernière sera chaque fois redistribuée et refondue dans des complexités renouvelées et toujours supérieures en termes de stabilité, de cohésion et de spontanéité autrement dit de liberté mais aussi de diversité.
"À strictement parler, si on la définit comme une « chose » sans trace de conscience ni de spontanéité, la Matière n’existe pas. Même dans les corpuscules pré-vivants, avons-nous dit, une sorte de courbure doit être imaginée, préfigurant et amorçant l’apparition d’une liberté et d’un « dedans »."
Pierre Teilhard de Chardin,
L’activation de l’énergie.
Avec le temps et les complexités croissantes, un élément nouveau va progressivement faire son apparition et qui sera, comme le nomme Teilhard de Chardin, un phénomène de centration et d’intériorisation de la matière annonciateur de conscience. Or, cette centration ne peut s’amorcer que sur la base de structures non seulement suffisamment complexes et donc diversifiées, mais également suffisamment intégrées. Autrement dit aptes à soutenir par les liens qui les tiennent ensemble, une communication entre leurs différents éléments constitutifs.
Un organisme composé de cellules spécialisées résiste mieux qu’un ensemble de cellules identiques face aux agressions de l’environnement. Pour ce faire, elles échangent des substances les unes avec les autres. Le jeu de cette communication chimique et des petits changements qui affectent leurs gènes finit par les spécialiser. C’est aussi le cas au sein des sociétés humaines les plus complexes et organisées avec la division du travail social. Laquelle tend à singulariser un peu plus chacun des éléments dont la société est composée. On observe donc à tous les niveaux du vivants et même du pré-vivant une tendance à la différenciation qui suscitera l’émergence d’îlots de complexités ; de singularités.
Ainsi, l’efficacité d’une structure complexe, sa capacité de survie dépend de son degré d’organisation et d’intégration. Autrement dit de la qualité de l’information, même rudimentaire, qui y circule. Et ce, quelle que soit la nature de cette structure/complexité : corpuscule, atome, molécule, organisme ou société. Par suite, la qualité de la communication, donc de l’intégration au sein d’un système/organisme, conditionne l’émergence ou la manifestation d’une centréité/conscience. Laquelle est proportionnée à la structure qui la soutient et qui s’exprime à travers les organismes les plus simples par une forme d’intention ou de volonté.
L’univers se partage désormais en deux. D’un côté des forces de dilution généralisées. De l’autre, des forces de cohésion localisées.
Après tout ce qui vient d’être dit, il apparaît que l’univers depuis ses premiers instants observables est en cours de métamorphose. De celle qui tend à progressivement convertir tout ou partie de son énergie primordiale en une structure cosmologique d’un type absolument nouveau.
"Le phénomène de vitalisation des grosses molécules, qui nous étonne tant, n’est lui-même que le prolongement de la moléculisation des atomes, et finalement de l’atomisation de l’Énergie,- c’est-à-dire d’un processus qui affecte et définit l’Univers dans la totalité de sa substance et de son histoire."
Pierre Teilhard de Chardin,
L’activation de l’énergie.
Nous savons désormais qu’une certaine complexité parfaitement intégrée induit un rapport de causalité interne qui lui est proportionné. Mais cette causalité n’explique en rien la complexité et l’unité de la structure. Elle n’en n’est que la résultante. Ce n’est pas le rapport de causalité qui fait la cohésion du milieu et qui définit la nature du lien entre ses différents éléments constitutifs. C’est au contraire ce lien originel qui, depuis toujours, crée cette causalité. Or, si avec la complexité croissante au sein de l’univers, le rapport de causalité va lui aussi croissant au sein des structures ainsi constituées, quel ne serait le rapport de causalité au sein d’un univers totalement intégré ? C’est-à-dire au sein duquel chaque particule d’énergie désormais convertie en matière/information serait en lien direct avec toutes les autres parties de ce même univers. Nous aurions donc, au sens propre, un corps cosmique pleinement achevé et intégré. C’est-à-dire une structure parfaite, pérenne, autosuffisante, où toute l’information, autrement dit toutes les connaissances et toute la Connaissance possible et imaginable circuleraient de manière instantanée et sans déperdition. Une Information doublée d’une centréité/conscience, selon les mots de Teilhard, désormais étendue aux dimensions mêmes de l’univers. Un univers dorénavant devenu pleinement conscient de lui-même. Un océan tranquillisé mais dont chaque goutte de conscience serait pleinement elle-même à travers toutes les autres par le jeu d’une liaison affective de dimension cosmique.