EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

évolution

IV. La tentation égocentriste

Aujourd’hui nous arrivons à un point de jonction qui est aussi un point de rupture. Rupture, pour nous occidentaux, avec cette fragmentation excessive de la société à tous ses niveaux. Une fragmentation essentiellement due à un excès de contrôle, de spécialisation et de division du travail social. Excès aussi d’individualisation qui nous a, non seulement, dès l’origine des sociétés modernes, progressivement retranchés de la nature et du monde, mais qui continue, encore aujourd’hui, à écarter les gens les uns des autres. Excès qui va jusqu’à menacer la structure même de nos sociétés par une exacerbation de l’individualisme et la déliquescence du lien social.

Point de jonction aussi où les deux voies de l’ascension vers la Connaissance et peut-être de la Vérité se rencontrent. Pour parvenir au sommet, s’il en est, sinon poursuivre l’ascension, il nous faudra désormais unir nos forces et nos savoirs respectifs. Confondre nos deux visions du monde. Elles sont complémentaires lors que nous les avons si longtemps crues antagonistes. Nous sommes parvenus à un stade où nous ne pouvons plus nous ignorer. Encore moins nous passer les uns des autres. Les enjeux sont trop importants. Les dangers trop immédiats pour continuer à regarder ailleurs. Autant le matérialisme a un besoin vital de réinjecter de la spiritualité et du sens dans sa démarche s’il ne veut pas se heurter de plein fouet à l’absurde ; autant les traditions spiritualistes devront bon gré mal gré, intégrer les plus récentes avancées technologiques. Lesquelles semblent inéluctables car faisant partie du cours naturel de la vie considérée dans sa plus large dimension.

Le projet ; le « sommet » est plus élevé que nous ne pouvions jusque là l’imaginer. Sa poursuite nécessite d’ouvrir une voie nouvelle et commune. Celle susceptible d’embrasser à la fois une vision matérielle et une vision spirituelle de l’existence. Ici, les deux versants se confondent ; les différences s’estompent. La lumière se fait aussi plus pure et la vision plus large et globale.

La nature, une fois encore, a bien fait les choses. Preuve sans doute que tout ne va pas au hasard. Elle nous montre, si besoin était encore, qu’elle garde la main sur les grands mécanismes qui nous gouvernent. Elle « savait » que les deux voies n’étaient pas directement et immédiatement conciliables. Qu’il fallait qu’elles atteignent, chacune dans leur domaine respectif - matériel et spirituel – un certain niveau de développement et de connaissance. Une certaine maturité aussi qui leur permettrait par la suite de s’unir et de se renforcer mutuellement. Il fallait que les deux étages de la fusée se construisent d’abord indépendamment l’un de l’autre avant de s’assembler. Une union qui leur dispenserait à la fois une énergie nouvelle et un surcroît de signification. Prématurée, cette union les aurait détruit l’un et l’autre. Les choses ne se font jamais par hasard et là encore, à la condition de prendre une certaine distance au regard des faits, on voit transparaître une certaine logique ; une cohérence même dans les voies apparemment libres et divergentes empruntées par l’humanité. Nos libertés restent toujours empreintes de déterminismes. L’accepter, n’est-ce pas là la seule vraie liberté ?

À quelque niveau qu’on les considère, les complexités ne peuvent accéder à des degrés supérieurs que par l’union et l’intégration. Mais ces unions, du moins leur succès, n’est envisageable que si ces complexités, en l’état, sont parvenues à leur degré maximum. Pour inaugurer des complexités nouvelles et d’un ordre supérieur, il faut que les complexités sous-jacentes possèdent toutes les qualités, toutes les propriétés et toutes les aptitudes requises. Les sociétés humaines, nous l’avons vu, ne font pas exception. Leurs différentes structures et organisations procèdent des mêmes lois invariables. C’est donc aussi ce qu’on observe au niveau des interprétations matérialistes ou spiritualistes du « réel ». Quand des sociétés ont définitivement opté pour une certaine vision du monde, d’autres ont penché vers l’autre versant. Et si pendant de nombreux millénaires et sur fond continu de conflits de civilisations, elles ont semblé s’exclure l’une l’autre, elles sont aujourd’hui et plus que jamais complémentaires voire nécessaires l’une pour l’autre.

Considérées indépendamment les unes des autres, il est essentiel que les complexités de tous ordres atteignent un certain seuil au-delà duquel elles ne peuvent plus évoluer ou se transformer. Elles ont épuisé leurs possibilités internes. Elles ont atteint leur limite supérieure d’organisation. À partir de là, elles n’ont d’autre alternative pour se survivre à elles-mêmes que de s’adjoindre d’autres complexités de nature différente et s’ouvrir à de nouveaux horizons. C’est le principe, entre autres, de la reproduction sexuée, qui a permis à la vie de s’ouvrir à une biodiversité infinie et à des possibilités d’évolution et donc de survie quasiment illimitées. Du moins l’étaient-elles tant que l’individualisme restait une force largement inférieure aux forces de cohésion sociales.


"Que sera-ce, nous dit Bergson, si l’individu détourne sa réflexion de l’objet pour lequel elle est faite, […] pour la diriger sur lui-même, sur la gêne que la vie sociale lui impose, sur le sacrifice qu’il fait à la communauté ? Livré à l’instinct, comme la fourmi ou l’abeille, il fût resté tendu sur la fin extérieure à atteindre ; il eût travaillé pour l’espèce, automatiquement, somnambuliquement. Doté d’intelligence, éveillé à la réflexion, il se tournera vers lui-même et ne pensera qu’à vivre agréablement. […] La vérité est que l’intelligence conseillera d’abord l’égoïsme. C’est de ce côté que l’être intelligent se précipitera si rien ne l’arrête 1."

Aujourd’hui nous en sommes là. Mais heureusement, la nature veille. Avant que les molécules d’eau puissent se former, il a fallut que chacun de leur côté, l’atome d’oxygène et l’atome d’hydrogène parviennent à se constituer et à se stabiliser au hasard des interactions nucléaires au sein des étoiles puis dans les nuages de matière, résidus d’étoiles mortes. Ce n’est qu’une fois atteinte cette limite indépassable en tant qu’atome que la solution moléculaire a ouvert de nouveaux horizons pour des complexités renouvelées vers le haut.

Il en est de même pour le matérialisme et le spiritualisme. Chacun de leur côté, ces deux mouvements de pensée, ces deux perceptions du monde ont développé le maximum de leurs possibilités de compréhension et d’intégration du réel. Durant plusieurs millénaires, chacun a exploré et exploité toutes les voies qu’il lui était possible d’emprunter. Parvenus respectivement au maximum de leur potentialité, une autre route s’impose naturellement qui est celle de la synthèse. Ces deux complexités humaines doivent à présent s’unir non seulement pour relancer la connaissance vers de nouveaux horizons, mais pour débloquer une situation en passe de devenir une menace pour l’ensemble de la biosphère. Elles doivent donc s’unir pour que la vie continue. Car c’est ici, implicitement, que l’avenir de la biodiversité et de notre espèce se décide. Enfin, cette union est à l’image de celle qui, il y a 4 milliards d’années, a consacrée la double hélice d’ADN. Laquelle a fini par s’imposer parce qu’elle présentait une plus grande stabilité mais aussi un plus large spectre de diversité biologique. C’est pourquoi il parait de plus en plus évident que de cette complémentarité, de ce renforcement mutuel naîtra à coup sûr une nouvelle propriété émergente à l’échelle même de l’humanité. Une ou des propriétés qui seront susceptibles de nous propulser dans un monde radicalement nouveau. De nous préparer aussi à relever les défis majeurs qui nous attendent. Car ils ne manqueront pas. Surpopulation, épuisement des ressources, menaces cosmiques ou telluriques, climatiques ou épidémiologiques, biotechnologiques ou tout simplement idéologiques ; nul ne sait de quoi demain sera fait. Et comme le dit encore Teilhard, l’ampleur des précipices qui nous menacent est en proportion des sommets qui les surplombent. Dans tous les cas, le seuil de stabilité de notre civilisation occidentale semble sur le point d’être atteint. Aussi est-il urgent de nous préparer à une prochaine Grande Initiation. Un changement de niveau, de dimension ou de paradigme et qui sera aussi, à n’en pas douter, une véritable rupture avec le monde d’avant.

Aussi faudra-t-il que le super organisme de nature biotechnologique qui est sur le point de se synthétiser soit suffisamment avancé pour passer avec succès cette initiation. À l’image de l’embryon arrivé à terme, il faudra que le réseau d’interconnexions et de relations entre les individus soit suffisamment abouti – que le lien soit suffisamment solide pour que l’Initiation puisse s’opérer et porter les fruits du renouveau. À partir de là, tout comme l’initiation rituelle permet au novice de trouver sa place au sein de la société ; la Grande Initiation à venir permettra à l’humanité de trouver enfin sa place au sein du Cosmos.

Un seul Corps pour une seule Conscience ?

Pour autant, nous ne connaissons pas encore la nature de cette Initiation ; de cette transition biotechnologique. Sera-t-elle dans la continuité des précédentes grandes catastrophes naturelles qui ont ponctué l’histoire de la vie sur Terre ? Sera-t-elle de nature cosmologique, sans pour autant imaginer la variété des évènements que ce terme à lui seul peut recouvrir ? Sera-ce une découverte scientifique majeure ou, plus prosaïquement, un accident technologique, biologique ou tout simplement sanitaire ? Peut-être sera-ce encore la découverte et la confrontation à des formes de vie différentes de celles que nous connaissons sur notre planète. Dans tous les cas, cette Grande Initiation devra faire en sorte d’unir, de rassembler l’ensemble de l’humanité, sinon toute vie sur Terre, autour d’un même évènement d’ampleur planétaire. Un évènement à lui seul susceptible d’initier cette Émotion ; cette prise de conscience globale ; ce sentiment d’appartenance à un même corps biocosmologique enfin constitué et intégré. Un organisme supérieur d’un genre radicalement nouveau est sur le point de naître. Celui que doit naturellement et logiquement former l’humanité au terme – provisoire – de son évolution. De ce nouveau corps naîtront des propriétés, des aptitudes physiques et spirituelles dont nous ne soupçonnons pas encore toute la portée. Mais cette métamorphose nous permettra également de prendre enfin toute la mesure de nos nouvelles responsabilités, non seulement à l’égard des planètes de notre système solaire ; mais à l’égard du Cosmos dans son infinie diversité.

Dans tous les cas, qu’elles soient d’origine interne à notre espèce, ou externe, les causes qui doivent tôt ou tard initier ces bouleversements nous sont pour l’instant dissimulées. Peut-être ont-elles déjà lancé l’irréversible processus. Il ne nous reste, quant à nous, simples maillons de la chaîne ; simples cellules d’un corps qui nous dépasse et nous submerge, à œuvrer en conscience du mieux que nous pouvons avec ce que l’existence nous a donné. Dans les moments de doute, attachons-nous simplement à agir dans le sens de la coopération, de la solidarité, du respect de la diversité, de l’empathie, de l’écoute, de l’altruisme… Bref, toutes ces valeurs qui vont dans le sens de la Vie et qui, de surcroît, donnent du sens à nos vies.

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1 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, P.U.F., coll. Quadrige, [1932] 1997, p. 126.

 

 
 



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