Il y a quelques centaines de millions d’années, certaines formes de reproduction cellulaire, de nutrition, d’échange et de communication ont pris l’ascendant sur d’autres, plus rudimentaires. Aujourd’hui, au cœur même de l’humanité, une certaine forme de complexité semble à son tour en passe de dominer le reste de la diversité. Est-ce à dire que la civilisation occidentale, pour ne pas la nommer, était la meilleure voie à emprunter par la complexité ? En l’état actuel sans doute pas, quand les forces de régression et de mort n’ont de cesse de nous tirer davantage vers le néant. Hormis cette volonté de conquête et de domination qui le dépeint le mieux, qu’est-ce que le modèle occidental peut bien avoir de plus sur tous les autres au point d’être aujourd’hui le point de passage apparemment obligé de la complexité ? Est-ce justement ce matérialisme excessif ? Est-ce cette volonté inaliénable de vouloir à ce point transformer la matière qui fait de notre culture un « modèle » imposé à toutes les espèces comme à toutes les sociétés humaines ? Si l’Occident est loin d’être un idéal de civilisation, il nous faut désormais nous rendre à l’évidence. Sauf accident, il est le chemin que la complexité a « naturellement » (mais peut-être momentanément) choisi d’emprunter. D’autres sociétés, « primitives », étaient remarquablement plus solidaires, organisées, épanouies et heureuses en plus d’être en parfaite harmonie avec le reste de la création. Mais ne se seraient-elles pas avérées autant d’impasses si leur modèle avait pu être transposé à l’accroissement exponentiel de la démographie humaine ? Passée une certaine densité de population, leurs structures n’auraient peut-être pas résisté. Le saurons-nous jamais ?
La disparition de nombreuses sociétés primitives durant ces cinq cent dernières années ne tient-elle pas essentiellement et simplement à leur infériorité numérique plus qu’à leur « infériorité » culturelle, technologique, politique ou sociale face à la vieille Europe ? Le fait est qu’elles n’étaient tout simplement pas assez nombreuses pour contenir sinon repousser un flot humain ininterrompu. En dessous d’une certaine démographie, la plupart des groupes humains ont été, tout au long de l’histoire et de la préhistoire, absorbés et digérés par leurs supérieurs numériques. En définitive, si les dernières sociétés primitives n’ont pu résister à l’envahisseur, c’est d’abord parce qu’elles n’étaient pas parvenues à atteindre une quantité de population suffisamment importante pour endiguer le flot ininterrompu des colonisateurs. Et si ces conquérants étaient le plus souvent représentatifs de structures sociales, politiques, économiques, culturelles ou religieuses souvent plus complexes et surtout plus « évoluées » (au sens que l’Occident donne à ce terme), c’est parce que la plupart du temps, l’un ne va pas sans l’autre. Passé un certain nombre d’individus, les structures sociales et/ou politiques, tout comme les institutions religieuses doivent évoluer, se complexifier afin de maintenir la cohésion du peuple ou de la nation. Le revers de la médaille, c’est que passée une certaine masse critique de population, les nations s’effondrent le plus souvent sous leur propre poids ou à cause de la fragilité et de l’obsolescence de leurs institutions. Mais ces implosions et ces morcellements sont souvent les ferments de nouveaux départs pour une complexité sclérosée au sein d’une population trop massive et trop passive.
La plupart des sociétés primitives ont été contaminées et à terme, absorbées par le modèle occidental. Peut-être étaient-elles autant d’impasses portant en elles le germe de leur extinction future. Si ces derniers groupes humains ont aujourd’hui presque disparu, ce n’est peut être pas tant par accident ou par une sorte d’absurdité ou d’injustice. Ils n’étaient peut-être que la dernière frange d’une humanité en train de se synthétiser sur un plan supérieur de complexité. Masse vivante en perpétuelle mutation qui, dans un ultime retournement sur soi, aperçoit les dernières formes d’un corps achevant sa métamorphose.
Cependant, rien ne nous dit que ces anciennes structures ne resurgiront pas un jour par une sorte de rémanence sous une autre forme, au sein de cultures déjà établies. L’art, l’harmonie, la beauté et les équilibres finissent tôt ou tard par rejaillir comme un magma que rien ne peut jamais contenir parce qu’il est la sève du monde et du mouvement perpétuel qui l’anime. Si la forme en est différente, la force elle, demeure toujours la même.
S’il y a tâtonnement à la fois historique et vertical au milieu des formes successivement empruntées puis délaissées par la complexité depuis les origines de la vie ; il est aussi une exploration et une recherche géographique et horizontale par interactions, prédations, invasions, contaminations et dominations successives. À travers leur extinction ou leur assimilation, les anciennes sociétés ou civilisations ont été, dans ce qu’elles ont inévitablement communiqué à leurs conquérants, autant d’influences et de « nutriments » matériels et spirituels. Nos sociétés contemporaines sont par certains endroits de véritables menaces, aberrations ou monstrueuses difformités eu égard à ce que l’on est en droit d’espérer d’elles. Mais ce ne sont peut-être que les douleurs et les interrogations d’un organisme qui n’a de cesse de grandir et de se développer. Les plus monstrueuses formes de civilisations sont autant d’astres en fin de vie qui auront tôt fait, au moment de leur inévitable conflagration, de disséminer certains des éléments qu’ils auront patiemment synthétisés tout au long de leur histoire. Toute décomposition possède en elle ses éléments fertiles.
Ainsi élaborée depuis les premiers mouvements de la vie, chaque nouvelle complexité se voit rétroactivement couronnée d’une détermination, d’une volonté et d’une liberté qui en sont la synthèse en même temps que le nouvel élan.