EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

EFFONDREMENT
 
I. la dynamique du changement

Ces dernières intempéries dont les chutes de neige particulièrement lourde qui ont frappé l’Auvergne Rhône-Alpes ont une fois de plus fait la démonstration de notre quasi-totale dépendance vis-à-vis des énergies fossiles et des fournisseurs d’énergies « historiques ». Voies de communication bloquées, réseaux électriques et numériques coupés, réseaux d’information réduits quasiment à néant durant quelques jours ; centres de ravitaillement paralysés… 30 centimètres de neige ont suffit à mettre en évidence la fragilité de nos toutes puissantes technologies comme celle de nos certitudes à l’endroit du progrès et de la civilisation. Comme le disait Winston Churchill, « Entre la démocratie et la barbarie il n’y a que cinq repas ». En même temps, le message fût double. À l’origine des interruptions de réseaux de toutes sortes, la chute de nombreux arbres et de branches cassées par le poids d’une neige chargée en eau. Phénomène d’autant aggravé que la plupart des arbres n’avaient pas encore perdu toutes leurs feuilles. Au final, les spécimens les plus vieux, les plus malades et les plus fragiles se sont vus en une nuit réduits à l’état de bois de chauffe. Encore une fois le message est clair. Rien ne se fait au hasard et les bouleversements, accidents ou catastrophes de plus grande ampleur sont toujours porteurs d’avenir, de renaissance ou de renouvellement… de vie en somme. Au local comme au global, de l’individuel au collectif, la nature, sans discontinuer ni faillir à sa tâche, continue son patient travail de création, de métamorphose et de brassage pour toujours plus de complexité et de diversité. Les bouleversements humains ou écologiques n’échappent pas à cette règle sans âge.

Effondrement : préalable à toute reconstruction
 
« Aucune réalité physique ne peut s’accroître indéfiniment sans atteindre la phase d’un changement d’état […]. Parvenus à une certaine limite de concentration, les éléments personnels se trouvent en face d’un seuil à franchir pour entrer dans la sphère d’action d’un centre d’ordre plus élevé. […] Ils ne peuvent plus grandir sans changer. »
Pierre Teilhard de Chardin,
L’énergie humaine.
 
Toutes les formes de crises ou d’extinctions de masse, dans quelque domaine que ce soit et quelle qu’en soit l’échelle, sont les rouages essentiels à toute forme d’évolution. Elles rompent avec un certain ordre établit pour n’en conserver que les éléments les plus aboutis. Ceux-là mêmes qui seront les plus aptes à relancer la vie dans de nouvelles directions et vers de nouvelles complexités et dimensions. Le hasard, le chaos, l’effervescence et les agitations sans nombre qui secouent la nature de l’infiniment petit à l’infiniment grand sont des constantes aussi vieilles que le monde lui-même. Sur Terre comme au cœur des plus lointaines galaxies, le remaniement incessant des complexités ou organisations nouvellement crées est à l’origine de toute forme de structure inerte ou vivante.
 

Omnis creatura addhuc in gemicit et parturit
(La création tout entière soupire et souffre les douleurs de l’enfantement. ROMAINS, VIII, 22.)
 
Nous le savons désormais, la croissance exponentielle très rapide de la démographie humaine associée à un individualisme de plus en plus contagieux et affirmé impose un changement radical de paradigme, d’environnement et de mode de vie. À tout le moins pour le monde occidental et les sociétés qui s’en inspirent. Cette partie de l’humanité sature et plafonne dans ses développements matériels, démographiques et plus encore, dans sa relation avec la nature. Un changement d’échelle et de dimensions s’impose comme pour l’embryon parvenu à terme. Nous nous devons de passer à la vitesse supérieure. Une mutation qui n’est autre qu’une rupture s’impose et qui ne pourra se faire que sous contrainte. Or, ces contraintes, c’est l’humanité elle-même qui les génère, comme la croissance irrémédiable de l’embryon lui impose de s’ouvrir à un nouveau monde. Nous ne pouvons plus faire l’économie d’une mutation qui, avec ou sans notre pleine participation, se fera de toutes les manières possibles. À nous de faire en sorte qu’elle se fasse dans le moins de douleurs possibles.
 
Aujourd’hui, les modifications naturelles de l’environnement ne répondent plus aux besoins pressants d’adaptation et d’évolution de nos sociétés complexes. Il faut donc de nouvelles contraintes à hauteurs des urgences qui nous pressent. Des contraintes comme autant de forceps, directement introduites par ces mêmes sociétés et qui, à l’échelle planétaire, se manifestent par le réchauffement climatique et ses infinies conséquences.
Nous possédons en nous les ferments de nos évolutions futures. À travers nos comportements, même les plus destructeurs et éloignés de ce que nous nommons la civilisation, c’est toujours la nature et ses forces de création et d’évolution qui opère.
 
Dès lors, l’effondrement annoncé du modèle occidental et de nos civilisations consuméristes est le préalable à nos futurs progrès, non pas, non plus, technologiques, mais tout simplement humains. En effet, comme à chaque catastrophe ou bouleversement majeur, la Vie (ici la mort) ne fait jamais table rase du passé. Bien au contraire. L’effondrement, ou quel que soit le nom qu’on donne à cette métamorphose de masse, sera incontestablement le tremplin de nos évolutions futures. Il permettra à chacun de participer activement et en conscience à la destinée humaine et même planétaire. C’est en étant désormais lucides sur sa totale interconnexion avec le monde, la nature et le cosmos que l’humanité résistante et résiliente pourra désormais réorienter ses objectifs, ses priorités et ses pleines et nouvelles responsabilités vis-à-vis du reste de la biosphère et plus largement du cosmos. Non seulement cet effondrement est une nécessité, mais il est aussi une chance pour nous de changer avec le monde, plutôt que de voir le monde changer sans nous.

Effondrement : la Grande Initiation

Source : https://res.cloudinary.com

 

Le processus de l’effondrement, tel qu’il est envisagé, ressemble à s’y méprendre aux procédés de la sélection naturelle. Même forme de sélection qu’il y a 65 millions d’années. Les espèces dominantes, invasives et massives ont laissé la place, du fait de leur inadaptation au nouvel environnement, à des espèces plus « démunies » jusque-là, mais particulièrement résilientes et adaptables. L’union sera ici salvatrice pour l’avènement d’une conscience supérieure, du moins renouvelée. Seuls ceux qui s’uniront survivront. Car c’est justement ceux-là qui doivent emmener l’humanité vers une unité de corps et de conscience avec l’univers et les mondes qui le parsèment. Or, cette aptitude à l’union est de moins en moins présente au sein des sociétés et des populations toutes converties aux idéologies consuméristes occidentales. De celles qui prônent l’individu roi, éperdument en quête de reconnaissance et de valorisation dans tout ce qu’il vise, consomme et entreprend. Les germes de la vie future sont déjà là, en Terre. Ils n’attendent plus qu’un climat et des circonstances favorables pour croître, se développer et se répandre.
 
Les sociétés dites « traditionnelles » ou « primitives » ne sont pas les derniers représentants d’une étape de l’évolution humaine. Ce ne sont pas les derniers témoins d’un temps révolu, mais les survivants d’un rameau différent de notre évolution. Elles sont aujourd’hui représentatives, même en tant que minorités menacées, d’une variété, d’une diversité et d’une richesse culturelle utiles à l’ensemble de l’espèce. Par nécessité vitale, elles ont su préserver sinon développer des aptitudes que nous avons nous-mêmes perdues ou oubliées et qu’il nous sera impératif de redécouvrir afin de survivre et reprendre le cours d’une évolution aux orientations nouvelles. En divergeant, des espèces ou des variétés développent des capacités, des propriétés et des aptitudes qui leurs sont propres et qui, passé un certain temps, peuvent, à travers une symbiose, inaugurer de nouvelles complexités.

Nous avons donc d’un côté un développement technologique, et de l’autre un développement spirituel. En somme, deux visions et deux prises de conscience différentes de l’unité du monde.
Au fil des millénaires, nos évolutions sociétales ont permis la maturation d’un cerveau tel que celui que nous connaissons aujourd’hui. C’est cette interaction multimillénaire entre les individus qui a permis à Homo sapiens de devenir conscient de lui-même et d’autrui. Il nous faut désormais accomplir un pas supplémentaire. Celui qui consistera à propulser Homo sapiens dans une autre dimension cognitive d’ordre universel et cosmologique. Pour ce faire, il va nous falloir renoncer aux anciennes matrices devenues trop étroites et paralysantes. Celles qui nous avaient jusque-là modelés : les sociétés telles que l’occident aujourd’hui en est la plus éclatante et la plus écrasante représentation. Il nous faut désormais retourner vers des modèles de sociétés à échelle humaine. C'est-à-dire proche des sociétés dites « primitives » ou « traditionnelles ». La rupture doit s’organiser pour que l’homme s’accomplisse. Le fruit doit tomber du rameau ancien pour engendrer un arbre nouveau.

 
Il y a quelques centaines de millions d’années, certaines formes de reproduction cellulaire, de nutrition, d’échange et de communication ont pris l’ascendant sur d’autres, plus rudimentaires. Aujourd’hui, au cœur même de l’humanité, une certaine forme de complexité semble à son tour en passe de dominer le reste de la diversité. Est-ce à dire que la civilisation occidentale, pour ne pas la nommer, était la meilleure voie à emprunter par la complexité ? En l’état actuel sans doute pas, quand les forces de régression et de mort n’ont de cesse de nous tirer davantage vers le néant. Hormis cette volonté de conquête et de domination qui le dépeint le mieux, qu’est-ce que le modèle occidental peut bien avoir de plus sur tous les autres au point d’être aujourd’hui le point de passage apparemment obligé de la complexité ? Est-ce justement ce matérialisme excessif ? Est-ce cette volonté inaliénable de vouloir à ce point transformer la matière qui fait de notre culture un « modèle » imposé à toutes les espèces comme à toutes les sociétés humaines ? Si l’Occident est loin d’être un idéal de civilisation, il nous faut désormais nous rendre à l’évidence. Sauf accident, il est le chemin que la complexité a « naturellement » (mais peut-être momentanément) choisi d’emprunter. D’autres sociétés, « primitives », étaient remarquablement plus solidaires, organisées, épanouies et heureuses en plus d’être en parfaite harmonie avec le reste de la création. Mais ne se seraient-elles pas avérées autant d’impasses si leur modèle avait pu être transposé à l’accroissement exponentiel de la démographie humaine ? Passée une certaine densité de population, leurs structures n’auraient peut-être pas résisté. Le saurons-nous jamais ?

La disparition de nombreuses sociétés primitives durant ces cinq cent dernières années ne tient-elle pas essentiellement et simplement à leur infériorité numérique plus qu’à leur « infériorité » culturelle, technologique, politique ou sociale face à la vieille Europe ? Le fait est qu’elles n’étaient tout simplement pas assez nombreuses pour contenir sinon repousser un flot humain ininterrompu. En dessous d’une certaine démographie, la plupart des groupes humains ont été, tout au long de l’histoire et de la préhistoire, absorbés et digérés par leurs supérieurs numériques. En définitive, si les dernières sociétés primitives n’ont pu résister à l’envahisseur, c’est d’abord parce qu’elles n’étaient pas parvenues à atteindre une quantité de population suffisamment importante pour endiguer le flot ininterrompu des colonisateurs. Et si ces conquérants étaient le plus souvent représentatifs de structures sociales, politiques, économiques, culturelles ou religieuses souvent plus complexes et surtout plus « évoluées » (au sens que l’Occident donne à ce terme), c’est parce que la plupart du temps, l’un ne va pas sans l’autre. Passé un certain nombre d’individus, les structures sociales et/ou politiques, tout comme les institutions religieuses doivent évoluer, se complexifier afin de maintenir la cohésion du peuple ou de la nation. Le revers de la médaille, c’est que passée une certaine masse critique de population, les nations s’effondrent le plus souvent sous leur propre poids ou à cause de la fragilité et de l’obsolescence de leurs institutions. Mais ces implosions et ces morcellements sont souvent les ferments de nouveaux départs pour une complexité sclérosée au sein d’une population trop massive et trop passive.

La plupart des sociétés primitives ont été contaminées et à terme, absorbées par le modèle occidental. Peut-être étaient-elles autant d’impasses portant en elles le germe de leur extinction future. Si ces derniers groupes humains ont aujourd’hui presque disparu, ce n’est peut être pas tant par accident ou par une sorte d’absurdité ou d’injustice. Ils n’étaient peut-être que la dernière frange d’une humanité en train de se synthétiser sur un plan supérieur de complexité. Masse vivante en perpétuelle mutation qui, dans un ultime retournement sur soi, aperçoit les dernières formes d’un corps achevant sa métamorphose.
Cependant, rien ne nous dit que ces anciennes structures ne resurgiront pas un jour par une sorte de rémanence sous une autre forme, au sein de cultures déjà établies. L’art, l’harmonie, la beauté et les équilibres finissent tôt ou tard par rejaillir comme un magma que rien ne peut jamais contenir parce qu’il est la sève du monde et du mouvement perpétuel qui l’anime. Si la forme en est différente, la force elle, demeure toujours la même.

S’il y a tâtonnement à la fois historique et vertical au milieu des formes successivement empruntées puis délaissées par la complexité depuis les origines de la vie ; il est aussi une exploration et une recherche géographique et horizontale par interactions, prédations, invasions, contaminations et dominations successives. À travers leur extinction ou leur assimilation, les anciennes sociétés ou civilisations ont été, dans ce qu’elles ont inévitablement communiqué à leurs conquérants, autant d’influences et de « nutriments » matériels et spirituels. Nos sociétés contemporaines sont par certains endroits de véritables menaces, aberrations ou monstrueuses difformités eu égard à ce que l’on est en droit d’espérer d’elles. Mais ce ne sont peut-être que les douleurs et les interrogations d’un organisme qui n’a de cesse de grandir et de se développer. Les plus monstrueuses formes de civilisations sont autant d’astres en fin de vie qui auront tôt fait, au moment de leur inévitable conflagration, de disséminer certains des éléments qu’ils auront patiemment synthétisés tout au long de leur histoire. Toute décomposition possède en elle ses éléments fertiles.
Ainsi élaborée depuis les premiers mouvements de la vie, chaque nouvelle complexité se voit rétroactivement couronnée d’une détermination, d’une volonté et d’une liberté qui en sont la synthèse en même temps que le nouvel élan.
Un peu d'histoire
 
Quand, en 408, à la tête des peuples barbares d’Europe, Alaric parvient aux abords de Rome, un ermite italien vient au devant de lui et lui fait part de « […] l’indignation du ciel contre les oppresseurs de la terre […] Alaric embarrassa beaucoup le saint homme en lui déclarant qu’il était entraîné presque malgré lui aux portes de Rome, par une impulsion inconnue et surnaturelle 1 ».

Plus que l’instrument de simples conquêtes et victoires militaires, Alaric, inconsciemment, se ressent le levier ou le point d’appui de ce qui n’est autre qu’une force de socialisation et de civilisation. À l’image des astres en fin de vie, qui, lorsqu’ils explosent, dispersent à travers le cosmos la totalité des éléments complexes qu’ils ont patiemment mûris en eux ; les plus vastes empires, comme les plus humbles peuplades engloutis par l’histoire, n’en diffusent pas moins les plus riches de leurs éléments au sein des nations conquérantes. De tous temps, les guerres et les invasions ont permis le rayonnement réciproque des cultures. Les influences ont été innombrables à travers le monde. Et le sens de ce rayonnement ne fut pas toujours du vainqueur vers le vaincu. Loin s’en faut. Au sein des nations victorieuses, dans leurs propres murs, la conservation et la transmission de la culture des peuples soumis et asservis étaient autant d’actes de résistance. Cette mémoire patiemment transmise de génération en génération était le gage de la survie, du renouveau et du rayonnement de traditions et de savoirs que l’on croyait à jamais engloutis avec les ruines des cités et les rangs des armées défaites.

« Éclosion, migrations, conflits, remplacements (les uns par les autres) de cent peuples divers : toute cette effervescence polymorphe et bigarrée, qu’est-elle en dernière analyse, au fond d’elle-même, sinon le jeu, toujours le même jeu, le jeu sans fin de la ramification des formes vivantes, se continuant en milieu civilisé
2 ? »

Ainsi et depuis toujours continue de se faire le lent et douloureux travail d’échange, d’assimilation et d’enrichissement de la matière par elle-même ; « […] type encore inédit et particulièrement révolutionnaire de mutation : celle résultant, non plus d’un remaniement des particules germinales à l’intérieur de quelques individus, mais de l’inter-fécondation massive de larges groupes ethniques soudain entrés en conjonction, au hasard de leurs migrations ou de leur expansion 3»

L’époque n’est plus aux conquêtes militaires. Les victoires sont d’un autre ordre. Elles sont désormais technologiques, scientifiques, économiques ou encore culturelles. L’étendue de l’information a pris le pas sur celle des frontières. Les contrats et les marchés ont remplacé les pactes et les traités. Les trésors de guerre désignent aujourd’hui la richesse financière et matérielle d’une entreprise. On parle désormais le plus souvent de puissance économique pour décrire un pays, bien plus que de puissance militaire. Les sciences et les connaissances sont devenues les principaux enjeux pour une humanité dont la croissance démographique sera très bientôt contenue par les limites géographiques et énergétiques que lui impose la planète. Ce n’est plus vaincre ou mourir qui s’impose désormais à nous, mais trouver ou mourir. Car à moins de s’entre-déchirer, les grandes nations n’ont plus aujourd’hui comme seul expédient que de partir à la conquête de nouveaux horizons, non pas encore géographiques, mais technologiques, scientifiques et éthiques. C’est parvenu au terme de sa croissance, et ayant épuisé toutes les ressources spatiales et nutritives du ventre qui l’avait jusque-là porté, que l’embryon se doit, s’il veut vivre, d’opérer sa métamorphose. Abandonner cet espace clos pour changer de dimension et de nature.

 
On peut se révolter, et c’est légitime, au vu des ravages à la fois écologiques, culturels et humains perpétrés depuis plus de cinq cents ans par l’homme blanc sur toute la surface de la planète. Une contamination qui déborde les seules dimensions physiques de notre Terre. Près de 21 000 objets ou débris d'une taille supérieure à 10 cm sont déjà en orbite autour de notre planète après seulement cinquante ans de conquête spatiale. Quelle n’est pas aussi notre révolte face à la triste mais non moins inéluctable disparition de nombreuses espèces animales encore ignorées par l’homme ? La disparition de la forêt tropicale humide, le braconnage d’espèces déjà très affaiblies par la constante diminution de leur milieu vital sont autant d’abominations, d’injustices et de folie. Tant de richesses à la fois minérales, végétales, animales, mais aussi humaines à jamais perdues. Tant de propriétés, de facultés, de génies, de connaissances et de mémoires à jamais sacrifiés sur l’autel du profit et de la bêtise. Quand la seule existence de certaines espèces ou autres créations sont, par leur seule présence, autant de sources d’émerveillement et de richesse intérieure. Qui sait si les structures et les règles de la société idéale n’ont pas déjà disparues avec les derniers représentants d’un peuple, que l’expansion de l’Occident aurait réduit au silence ? Quand nombre de plantes comme autant de remèdes potentiels contre le cancer, le sida ou d’autres maladies futures, disparaissent en fumée dans quelque brûlis d’Amazonie ; qui sait si les remèdes à nos cancers sociaux et à nos poisons internes ne se sont pas évanouis avec les derniers représentants de cultures pour toujours éteintes ? Elles étaient peut-être comme autant d’expériences et d’« éprouvettes » renfermant un idéal social. Ce dernier, une fois synthétisé, aurait pu être transposé et adopté par l’ensemble du genre humain. Possibles antidotes d’une expérience occidentale en passe de virer à la contagieuse épidémie.

Mais peut-être nous faut-il prendre une certaine distance, mais qui n’est pas – du moins pas encore – de notre dimension. Il est probable que tous ces outrages faits à la vie ne soient que les inévitables effets de l’impitoyable progression de la complexité. La vie, nous le savons d’ores et déjà, n’a pas pour vocation la conservation de ce qu’elle crée. Bien au contraire, elle ne le sort de terre que pour mieux l’y replonger, le transformer, le mélanger et l’assimiler. Parce que le « but » qu’elle se propose d’atteindre va bien au-delà des formes auxquelles elle a momentanément recours pour s’en approcher.
Toute forme d’échange et de communication suppose la formation d’une société. Et celle-ci, soumise aux exigences incontournables de la démographie, ne peut que se complexifier, s’accroître et finalement se disloquer. Mais tout ne sera pas perdu. Les éléments les plus riches, les sagesses, les savoirs de toutes sortes, les techniques, la mémoire des peuples perdureront. Comme un humus, ces éléments riches en potentialités serviront à la croissance et à la maturation de nouvelles sociétés qui sauront peut-être mieux les actualiser.


Aujourd’hui, la société est devenue une fin en soi en tant que machine humaine à générer du profit et de l’aliénation. Une civilisation construite à partir d’une servilisation de l’instinct en faveur d’une norme sociale, entité abstraite et arbitrairement établie par des inadaptés. La patrie, le travail ou la famille (au sens judéo-chrétien du terme) sont autant de rouages parcimonieusement huilés de quelques gouttes de bonheur artificiel. Une mécanique biologique dont le carburant humain fait de nos rêves, de nos illusions et de nos névroses, n’a pour seul véritable objectif que de générer de la puissance, du profit, de la domination à seule fin d’assouvir la plus primitive avidité. Chacun étant enfin intimement convaincu par les chantres de la moralité et de la bonne santé sociale d’œuvrer pour le bien de tous.
La nation, la patrie, la famille même sont caduques. Elles sont autant de motifs d’enracinement, de sclérose, d’immobilisme et enfin de mort. Ces valeurs ne devraient jamais être celles d’aucun peuple dit civilisé parce qu’elles dissimulent en elles autant de formes d’enfermements, d’impasses et d’aliénations. Les sociétés dites « primitives » dans leur grande majorité ne s’y sont pas trompées. Que l’attachement à une terre, à un pays, à une culture, à une histoire, à une généalogie soit pratiqué par tout un chacun, rien ne doit l’empêcher. Mais de là à les ériger en morale… C’est prendre le risque de graver dans le marbre des valeurs qui ne sont que des modalités passagères de l’existence et de l’évolution. C’est prendre le risque de bâtir nos sociétés et surtout notre hypothétique avenir sur un sol argileux et instable. Passé un certain temps et une masse démographique critique, l’effondrement menace. « Plus le lien social s’étend, nous dit Rousseau, plus il se relâche, et en général un petit État est proportionnellement plus fort qu’un grand 4
. »

Dès lors, une des solutions ne serait-elle pas la constitution de sociétés ou de groupes ethniques à démographie limitée et construits sur le mode de l’affinité et de l’élection ? Autant de microsociétés disséminées à la surface de la planète comme des fourmilières. A contrario, nous avons jusqu’à présent, et durant plus de deux mille ans de conquêtes territoriales, usés de tous les artifices à la fois religieux et politiques pour tenter de maintenir l’unité physique et culturelle de nations démographiquement en « surcharge ». Quand, à la lecture de César, Montaigne constate « […] que le corps d’une armée doit avoir une grandeur modérée et réglée à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre » ; même constatation ne pourrait-elle pas être faite à l’endroit de nos sociétés ?


______________________________________
1. Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, Rome (de 96 à 582), Robert Laffont, coll. « bouquins », 2000 [1983], p. 901.)
2. Pierre Teilhard de Chardin, La place de l’homme dans la nature, 1018, 1962 [1956], p. 123.
3. Ibid., pp. 124-125.
4.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, le livre de poche, 1996, p. 114.

 

 
 



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