EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

EFFONDREMENT

III. Le jour d'après


Si des événements de grande ampleur devaient un jour secouer notre planète, quelles options pourraient cependant s’offrir à l’espèce humaine pour sauvegarder tout ou partie de son patrimoine aussi bien culturel que biologique ? D’aucuns, on peut facilement l’imaginer, useraient de tous les moyens mis à leur disposition par les sciences et les technologies, pour à la fois sauver leur vie et leurs richesses. À n’en pas douter, les individus comme les nations les plus riches useraient de tous leurs pouvoirs pour échapper au pire. Sauver l’espèce humaine ; préserver ce qu’elle a pu engendrer de meilleurs dans tous ses différents domaines d’activité serait sans aucun doute la grande affaire des nations les plus riches. Elles seraient bien évidemment les premières à profiter des plus récentes avancées technologiques pour se protéger de futures catastrophes. Imaginons que certains moyens humains puissent être mis en œuvre suffisamment tôt pour sauver un échantillon de l’humanité. Mais alors, selon quels critères (mis à part la réussite sociale et financière) les « élus » seraient-ils sélectionnés ?

Certaines fictions avancent l’idée d’une sélection génétique susceptible de fournir à une partie de l’humanité sauvée du désastre, les bases d’un monde à reconstruire ; meilleur, sinon parfait. Une humanité « purifiée », comme on le fait du bétail. Une humanité génétiquement modifiée ou « cultivée sous serre » à partir des meilleures « graines » sélectionnées : sans défaut ; sans plus aucune maladie du corps ou de l’esprit, passée ou à venir. Une humanité sans péché, et de surcroît, forte d’autant de qualités, d’aptitudes, de vertus et de savoirs comme seules nos sociétés dites civilisées et développées savent en produire. Une humanité proche de l’idée qu’elle se fait de la perfection, mais définitivement sans saveur et sans cœur. Car une sélection génétique serait la plus pauvre et la plus stupide des méthodes. De tels choix ne seraient faits qu’à partir de critères issus de nos propres sociétés productivistes et consuméristes. Sans valeur absolue, car dépendants de notions défendues intra muros, au cœur même de nos cités, de nos cultures et de nos civilisations. Des valeurs propres à elles-seules et sans aucune portée ou dimension universelle. Le bien, le mal, la beauté, l’intelligence, la culture, le progrès, le bonheur, la justice, Dieu… ont des saveurs et des couleurs différentes selon que ces notions nous parviennent de cultures lointaines dans l’espace ou le temps. Sauver la morale, les symboles, les croyances, les usages, les gouvernements et les lois, les textes ou les œuvres fondatrices de nos différentes civilisations serait absurde. Car la construction de ce monde nouveau consisterait dès lors, à faire du neuf avec du vieux. Sauver le passé et les traditions à travers les différentes formes de notre mémoire collective consisterait à nous encombrer des formes, lors qu’il faudrait seulement et essentiellement sauver l’esprit. Ce n’est pas la chose créée qui est importante.

Ce n’est pas l’œuvre d’art le véritable trésor, mais bien notre capacité à créer. Et celle-ci, par définition, dépend essentiellement de notre aptitude à l’oubli. Le mouvement créateur n’est pas dans la répétition. Il est dans le prolongement. La création ne consiste pas à remettre nos pas dans nos anciennes empreintes. Mais à partir d’elles, à inaugurer de nouveaux espaces, de nouveaux horizons et de nouvelles dimensions de l’Être. Ce ne sont pas les créations (œuvres statiques) qui sont importantes, mais la création (dynamique, élan, désir, passion, débordement, surabondance, vie, mouvement, chaos…) qui est la véritable flamme dont tout procède. Elle seule mérite d’être préservée et transmise. Une humanité parfaite, selon nos plus étroits critères, serait une humanité défaite, lisse, stoppée… une humanité à perpétuité, sabordée et prisonnière de ses propres choix esthétiques, politiques, culturels et génétiques. Une humanité prisonnière d’un cercle non pas vicieux, mais excessivement et vertigineusement vertueux. Prisonnière d’un abîme de perfection devenu une sorte de néant de l’existence aux horizons définitivement fermés. Une surhumanité peut-être, mais lisse et sans perspectives.

Cependant, et quels que soient les moyens mis en œuvre par nos différentes civilisations, ils ne seront que tentatives désespérées et vaines. Car la nature aura de toutes les manières possibles le dernier mot. Le hasard, qui est l’un de ses plus puissants moteur – le soc de la charrue de Dieu – aura tôt fait de réduire un à un chacun des scénarios imaginés par nous, à grand peine et à grand renfort de technologies.

Si de tels événements devaient un jour se produire, ils seraient de ceux qui, par le passé, ont régulièrement contribué à façonner et à développer la vie sur notre planète. Aussi, quelle évolution, au sens darwinien du terme, serait-on en droit d’espérer d’une humanité reconstruite à partir des ruines de son passé ? Aucune sans doute. Car passés les premiers effets du bouleversement, nous reprendrions le cours de nos développements, là même où la nature les avait momentanément interrompus. Des nombreuses catastrophes qui ont émaillé l’histoire biologique du monde, ont toujours surgi d’importants changements, des directions résolument nouvelles à partir des vieilles formes du passé. C’est l’éternel secret de la vie et plus largement de la matière que d’inaugurer, dès que l’occasion s’en présente et que le hasard les propose, des directions, des perspectives, des dimensions et des formes absolument inédites. Le plus souvent à partir des minorités les plus négligeables ; des singularités les plus méprisables et des particularités les plus insignifiantes. Autant d’étrangetés jusque-là invisibles, discrètement nichées et tapies au creux de la masse dominante du moment. Tels furent en leur temps les fragiles mammifères face au rouleau compresseur dinosaurien.

Non ! Avec la vie de tout un chacun, la seule valeur véritablement digne d’être sauvegardée et transmise ; la plus universelle ; la seule susceptible d’être comprise sinon ressentie par n’importe quel être sensible d’un horizon à l’autre du plus vaste univers, c’est la reconnaissance de l’autre comme prolongement de soi.

Les nations comme les individus les plus riches et les plus puissants ne seront pas nécessairement les mieux protégés face aux fureurs de la nature. Les connaissances et les technologies ; les sciences et les industries des pays dits « développés » ne seront peut-être plus d’aucun secours pour des hommes qui auront peut-être changé au sein d’un monde lui-même transformé. Et puis, le plus difficile n’est peut-être pas tant d’échapper ou de na pas échapper à une catastrophe, que de lui survivre. Le monde d’après serait peut-être à ce point si différent qu’aucune technologie, devenue dès lors obsolète et inutile, ne pourrait plus nous aider. Seules notre intelligence et notre capacité à nous écouter, à nous unir, à nous aider et à nous aimer seraient sans doute plus efficaces que les plus puissants de tous nos disques durs. Les continents et les peuples aujourd’hui les plus défavorisés seront sans aucun doute les plus aguerris et donc les plus aptes à survivre et à pérenniser l’espèce au sein d’un monde devenu trop dur, trop hostile et trop « réel » pour des sociétés et des populations repues de richesses et de commodités. Incapables dès lors de survivre aux rigueurs d’un monde à reconstruire.

 

 
 



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