EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

Un darwinisme économique et industriel

Les difficultés du moment, l’incertitude de l’avenir poussent chacun à un protectionnisme moral et idéologique qui l’empêche de voir au-delà de la situation présente. Or, ces épreuves incitent naturellement au conservatisme, à l’individualisme, aux attitudes autocentrées, au repli sur soi et sur des valeurs économiques devenues obsolètes. Comme pour toutes les formes d’évolution, toutes les crises nous interrogent. Elles nous aiguillonnent et nous poussent vers un avenir que nous sommes condamnés à inventer en laissant de côté nos « peaux mortes » ; nos vieux modèles sociaux et économiques. Toutes les formes de traumatismes, individuels ou collectifs nous invitent à la métamorphose. Ils sont autant d’occasions de grandir, de changer et d’inaugurer de nouvelles dimensions de vie. Les sociétés humaines, les économies, les industries n’échappent pas aux lois du vivant. Passé le temps du choc et de la douleur, elles doivent, au même titre que les individus, œuvrer pour leur résilience en donnant du sens aux difficultés passées.
 
Or la sélection naturelle et les lois de l’évolution nous ont appris trois choses :
 
  • La première, c’est qu’au sein d’une même espèce, la variabilité, les pressions environnementales, les épreuves et les hasards sont autant de moyens mis en œuvre par la nature pour optimiser les chances de survie de l'espèce, qu'elle soit biologique, sociale ou industrielle. Durant une certaine période, ce mode de sélection permet à l’espèce ou au système de prospérer et de progresser au sein d’un milieu spécifique auquel il ou elle est désormais parfaitement adapté-ée. Mais les milieux changent, que ce soit par des agents extérieurs ou par l’action même de l’espèce qu’ils ont contraint à évoluer. Or cette espèce, même parvenue au sommet de ses capacités de développement, devient inopérante au cœur d’un environnement auquel elle ne correspond plus. Dès lors, il lui faut de nouveau évoluer ou disparaître.
     
  • Le second enseignement de l’évolution, c’est que c’est justement par certaines de ses imperfections, de ses singularités, de ses mutations qu’une espèce peut se donner l’opportunité d’évoluer et de s’adapter à un nouveau milieu. Les « erreurs », les « défaillances » de la nature sont autant d’issues pour les « espèces » biologiques ou industrielles. Un nouveau rameau c’est avant tout un bourgeon, autrement dit, initialement, une malformation, une protubérance, une excroissance à la fois disgracieuse et dysfonctionnelle. Ce n’est qu’après un certain temps, biologique ou économique, que la vie sous toutes ses formes va s’y frayer un nouveau chemin et inaugurer de nouvelles formes et de nouvelles aptitudes.
     
  • Enfin, troisième apport, et non des moindres : celui qui a conduit de nombreuses espèces à coopérer sous une forme ou sous une autre. Une collaboration qui non seulement s’est naturellement imposée au sein d’une même espèce, mais aussi entre espèces ou règnes différents. Or, ces différentes formes de symbioses ont montré tout au long de l’évolution qu’elles étaient incontournables en terme de longévité des espèces. et qu’en la matière, non seulement l’union, mais aussi la diversité faisaient la force en accentuant ainsi la « plasticité » et la faculté d’adaptation du phénomène vivant.

  • De l'évolution des systèmes

     
     La Théorie de l’évolution des espèces décrite par Charles Darwin en 1859 dans son ouvrage L'Origine des espèces est un principe qui peut être appliqué à toutes les formes d’organisations sociales, religieuses, politiques, économiques et industrielles. Parce que toutes ces ramifications humaines sont pétries de biologie. Toutes les formes d’organisation comme toutes les formes d’organismes ou de complexité obéissent invariablement aux mêmes lois. Celles de la Vie. Pour exemples, les innovations technologiques, les inventions, les découvertes scientifiques, médicales, culinaires ou horticoles, artistiques à plus forte raison... ont le plus souvent été révélées à la faveur d’un hasard, d’un accident, d’une erreur survenue au sein d’un processus donné pour rigoureux et bien réglé. Ces erreurs, ces « mutations », ces parts de hasard technologique ont donné naissance à de nouveaux rameaux comme autant d’axes de recherche et de développement possibles. L’évolution biologique n’opère pas différemment. Or, c’est elle que nous retrouvons au cœur de nos systèmes et de nos institutions les plus hautement perfectionnés et d’apparence « dénaturés ». À la faveur de mutations accidentelles, toutes les espèces vont tôt ou tard développer des singularités qui s’avèreront ou non porteuses d’avenir selon leur pertinence par rapport au milieu et aux besoins du moment. Des facteurs extérieurs peuvent aussi accélérer le processus à la faveur de crises environnementales majeures. Par exemple, celle du Crétacé/Tertiaire il y a 65 millions d’années. D’une certaine manière,  toute évolution est un subtil déséquilibre entre le hasard et la nécessité. Ce même déséquilibre qui fait qu’un système, qu’il soit biologique ou économique, se trouve en mouvement et évolue.

    Plus prosaïquement, les entreprises elles-mêmes n’échappent pas à cette part biologique. Dès lors qu’elles n’existent que par l’homme et pour l’homme, elles n’échappent pas aux forces organiques dont elles sont les prolongements mécaniques. Aussi, de l’évolution des espèces peut-on inférer une évolution des systèmes.

     

    De l'entropie à l'entreprise 1
     
    Le déséquilibre dû à l’entropie est de la même manière présent dans tous les systèmes humains. Il est inhérent à toutes les formes d’organisation et de complexité typiques de notre espèce. C’est donc à travers les erreurs que ce déséquilibre se manifeste. Or, ces erreurs, ces manquements, ces défauts ou simples défaillances sont justement autant de possibilités et de promesses d’évolutions futures. Ils sont d’une certaine manière le « jeu » entre les pièces d’une mécanique. Ils en permettent le mouvement. Ils sont les « parties mobiles », les « articulations », « axes » et « pignons » qui permettent à l’ensemble de se mouvoir et de progresser. Il n’est pas de progrès possible sans erreurs. Toutes les formes de sciences, de techniques, de savoirs ; toutes les procédures, plans, modes opératoires et autres fiches techniques ne sont pas nées par l’opération du Saint-Esprit. À l’origine, ils sont tous issus d’expériences et d’erreurs vécues sur le terrain. Or, c’est encore et toujours de cette expérience vécue au quotidien par les acteurs de l’entreprise que celle-ci doit continuer de se nourrir pour progresser évoluer et garantir son avenir. L’imperfection est une des composantes essentielles de toute forme d’évolution. L’adaptation et la performance n’ont en vérité rien à voir avec une quelconque forme de perfection. Cette dernière notion, pour peu qu’on la creuse un peu, relève de l’absurde. Elle est une idée par définition utopique, parce qu’en soi elle est impossible. Toute chose parfaite est achevée, figée. Elle n’évolue plus. Elle s’annihile d’elle-même. Tout système parfaitement adapté à une fonction ne l’est que momentanément. Dès lors, les plus grosses entreprises sont des structures de type « organiques » tôt ou tard vouées au démantèlement sinon à l’extinction.
    La concurrence, la précarité grandissante des marchés, l’obsolescence des produits, l’instabilité sociale, politique et même environnementale sont autant de facteurs qui encouragent les organismes même industriels à une réactivité sans cesse accrue. Or, celle-ci ne peut se faire que sur la base d’une circulation quasi-immédiate de l’information et surtout de la bonne information.
    Cependant, la complexité de nos moyens de communication n’est pas, sinon de moins en moins, proportionnelle à leur efficacité. Un système performant n’est pas, loin s’en faut, un système complexe. Il requiert avant toute chose des étapes de plus en plus réduites entre la source de l’information et sa demande. Il est donc nécessaire d’avoir de moins en moins d’intermédiaires mécaniques et/ou humains pour traiter cette information et gagner ainsi en réactivité, en pertinence et en efficacité.

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    1. Extrait de Au coeur de la crise, Editions DEMOPOLIS (2013).
     
    Complexité et communication 1.
     
    Vendredi 29 mars 2013
     
    Toute division du travail, toute forme de complexité doit impérativement être accompagnée d’une intégration des systèmes et des spécialités inhérentes. Il faut un lien chaque fois accru ; une circulation de l’information simple, rapide et efficace entre chaque élément du tout. Si, à la division croissante du travail ou même de la société ne vient pas s’ajouter une meilleure communication entre leurs différentes parties constitutives, on s’expose à la désintégration. À la complexité d’un organisme s’ajoute celle de son système nerveux. Plus le système, quel qu’il soit, se subdivise en parties distinctes, plus la nécessité d’assurer la cohésion, le lien de toutes ses parties entre elles s’impose. Or, plus le système est complexe, et plus ce lien doit être fort. Car cette communication, quelles qu’en soient les formes ou les buts proposés, n’existe que sur la base d’un échange d’informations. Elle doit être représentative d’une forme de commerce, d’économie et de coopération où chaque élément trouve avantage à communiquer sur la base de la réciprocité.

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    1.
    Ibid.

     
     
    Information et Connaissance
     

    L’information n’est pas la connaissance nous dit Deming. En effet, on peut disposer de nombreuses informations sans pour cela en retirer de la connaissance. C’est aussi toute la différence entre la quantité et la qualité ; la complication d’un système et sa complexité. Certaines informations sont plus pertinentes que d’autres ; plus ou moins utiles. Tout dépend de ce à quoi elles sont destinées. Certaines informations sont provisoires, éphémères. D’autres au contraire peuvent avoir un caractère plus ou moins permanent. Aussi, détenir de nombreuses données sur un sujet ou un travail ne nous le fait pas pour autant bien connaître. Pas davantage ne nous fait bien connaître une personne que d’amasser quantités de paroles à son propos. Car la connaissance a ceci de plus que l’information, qu’elle l’organise et lui donne une dimension supplémentaire. Celle qui nous fait accéder à une dimension supérieure du savoir. Pour extraire une connaissance de certaines informations il faut y opérer une certaine discrimination ; une sélection qui suppose que l’on connaît déjà le but vers lequel on tend. Tout système doit avoir un but. Sans but, il n’y a pas de système nous dit encore Deming. Il faut avant tout se définir un objectif pour seulement ensuite se donner les moyens informatifs d’y parvenir. Notre époque hyper technologique croule littéralement sous une masse incommensurable d’informations. Mais avons-nous en chemin acquis une plus profonde connaissance ? Savons-nous, au milieu de cette débauche de moyens mis à notre disposition faire la part des choses et séparer le bon grain de l’ivraie ?
     

    Il est aujourd’hui impressionnant de voir à quel point nombre d’informations cruciales se perdent à longueur de journée à cause d’un flux trop important au sein duquel plus personne n’est en mesure de définir un ordre des priorités. Entre le flux constant des informations écrites, orales, de fiches idées, de mails et de coups de téléphone, c’est à peine si le personnel d’encadrement a véritablement le temps de se consacrer pleinement à un problème et de le traiter de manière efficace. Aujourd’hui, et toujours pour gagner en productivité, il est courant de voir un responsable travailler d’une main pendant qu’il téléphone de l’autre. On ne tardera plus à voir les responsables d’ateliers et chefs d’équipes munis de kit mains-libres afin de cumuler les tâches. Malgré cela, le travail de communication n’est pas plus efficace ; loin s’en faut. Dans ce flux permanent, chaque information chasse la précédente. Chaque conversation de chair et d’os, et pour peu qu’on réussisse à l’initier, est aussitôt interrompue. Des dizaines d’appels téléphoniques, les réunions, les formations diverses et variées arrachent quotidiennement le responsable de secteur à sa seule vraie mission : aider chacun dans son travail. Un simple carnet où chaque information, requête ou commentaire serait rigoureusement collectés dans l’ordre des priorités remplacerait avantageusement les portables et autres boîtes mails où tout se perd. Ce défaut de suivi peut d’ailleurs être facilement mis à profit par n’importe quel opérateur désireux de n’en faire qu’à sa tête ou d’échapper à un ordre contraignant. On peut être assuré que passées dix ou vingt minutes le responsable aura déjà oublié ce qu’il vient de vous demander aussi bien que ce que vous lui avez demandé. Autant dire que nombre de tâches quotidiennes et de problèmes qui pourraient être accomplies ou résolus dans l’heure passent tout aussi rapidement à la trappe. Ce n’est que pour mieux ressurgir plus tard, amplifié par de nouvelles difficultés.

     

    En soi donc, toute information est neutre. Elle n’est que la brique qui sert à édifier la connaissance. L’information sans plan, sans projet clairement défini n’est qu’un matériau brut qu’il faut savoir interpréter à partir de son expérience. Ce qui est important, ce n’est donc pas l’information en soi, mais son traitement et son intégration comme élément d’une connaissance spécifique et plus large. Aujourd’hui, il apparaît que nous disposons dans de nombreux domaines d’une quantité disproportionnée d’informations au regard de ce que nous pouvons traiter, interpréter et intégrer. Nous nous agitons, nous nous dispersons, nous nous diversifions et perdons de fait un temps précieux sans pour autant accroître nos connaissances. De celles qui nous aideraient tout simplement à vivre mieux, plus heureux, dans le respect des autres et du monde.

     
     



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