EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

humanité

I. De l'homme synthétique à l'homme symbiotique

Cérémonies, fêtes, commémorations, initiations et autres rituels collectifs ou grands rassemblements modernes sont autant de moments privilégiés au cours desquels la conscience collective semble trouver ou retrouver un point d’incandescence qu’elle s’attache à entretenir. Au cours de ces cérémonies, primitives ou contemporaines, chacun oublie sa propre personne, son individualité. De même sont mis à l’écart le rôle ou la fonction sociale et l’utilité quasi mécanique de chacun des membres du groupe afin de se perdre et se retrouver tout à la fois au sein de la collectivité. L’individu qui fait l’expérience de sa propre dissolution dans l’organisme social qui l’absorbe s’y trouve d’autant plus vivant et d’autant plus lui-même qu’il s’y abandonne sans résistance. Toute forme d’union et d’intégration implique une part de renoncement et de consentement. C’est le prix à payer (qui n’est qu’un prêt) à tous les niveaux de l’élan vital, comme le nomme Bergson.

Toute intégration pour un « plus être » passe par une perte momentanée d’intégrité. « De la même façon, la cellule – du cœur, du foie, etc. – est bien plus “elle-même” à l’intérieur d’un corps socialisé que lorsqu’elle surnage dans un milieu nutritif dans une boîte de Petri
1. » Contrairement à toute forme de dilution chimique, ici, au même titre que la cellule dans le corps biologique, l’individu, en acceptant de se perdre momentanément dans le plus grand que soi (le corps social) s’y retrouve au centuple. C’est-à-dire et d’une certaine manière, augmenté, complété par toutes les autres identités qui constituent ici, le corps social. Ce qui revient à dire que nous sommes définitivement faits pour vivre ensemble et que nous ne sommes pleinement nous-mêmes qu’en étant pleinement en relation avec les autres. Une évidence sans doute, à laquelle cependant on pourrait ajouter ceci : que l’Homme achevé ou l’Homme total ne serait rien de moins que la synthèse de tous les hommes.

Car en effet, un portrait fidèle de l’Homme devrait systématiquement tenir compte de ses constantes interactions avec ses semblables et son environnement. L’Homme est bien au-delà des limites apparentes de son propre corps ; de sa physiologie immédiatement perçue. Il est une résultante, un composé, une synthèse, un nœud de forces et d’interactions à la fois physiques et psychiques. Ce qui tend à remettre d’ores et déjà en question la notion même de corps humain. Notre corps se limite-t-il à la frontière de notre épiderme ? N’est-ce pas la notion même de corps qui semble réduite à l’aspect exclusivement charnel dont nous l’enveloppons et donc, la limitons ? Dans Surfer la vie, Joël de Rosnay écrit :
 

"La fusion du biologique et du numérique nous pose des questions sur l’identité humaine. Qui sommes-nous si notre corps est équipé de puces numériques ou d’appareils implantés capables de corriger certaines des fonctions déficientes de notre métabolisme ? Si nous sommes capables de commander à distance, par la pensée et grâce aux réseaux, un système robotique situé à plusieurs kilomètres, peut-on considérer qu’il s’agit du même corps, ou est-ce un cops “étendu”, délocalisé, qui ne nous appartient plus 2 ?"
 
Autant admettre que nous vivons définitivement dans un monde où ce n’est dès lors plus le corps qui fait l’homme ; mais bien l’homme qui fait corps. Corps avec ce qu’il perçoit, avec ce qu’il ressent, avec ce qu’il aime, ceux qu’il aime aussi et dont il est aimé.
 

S’oublier

 

Notre vie est baignée d’universalité. Depuis le Big-bang, les choses ne se font ou ne se défont que pour se fondre. À travers le temps et l’espace, toute union a toujours été la promesse de plus de stabilité et de longévité. Par l’union de leurs éléments et de leurs propriétés intrinsèques, les corps ainsi constitués, contaminent la Création. Ils répandent la perception, la mémoire et la conscience par une sorte de métamorphose de la matière première. C’est ce processus de conservation et de conversion qui nous entraîne toujours plus loin, vers l’universel et le total.

Mais cette universalisation ne peut se faire sans renoncement. Individualité et universalité sont par définition contraires. La conscience n’est pas une chose, ni même un résultat ou un effet, mais une propriété. Et si elle disparaît ici, elle réapparaît là-bas. Notre personnalité change en quelques années et nous n’en sommes pas pour autant troublés. Si la conscience qui m’anime peut ainsi disparaître et réapparaître dans chacun des corps successifs de mon existence individuelle, comment ne pourrait-elle pas faire de même à travers tous les corps successifs de la Création ?

À chacun des instants de notre vie, notre conscience s’éteint. Elle resurgit l’instant suivant, revivifiée, nourrie d’une nouvelle force :

 

« […] ainsi la mémoire est liée à l’existence historique : à mesure que nous nous dépouillons de nos personnages sociaux, de nos enveloppes cosmiques, nous sommes de moins en moins conscients, mais de plus en plus nous-mêmes : à la limite la mémoire des vies étant éliminée, nous ne serons plus qu’être. Dans ces conditions la personnalité liée à la mémoire n’a pas d’existence absolue : ce qui existe, ce sont ces divers rôles que nous jouons dans le temps sous l’effet des conjonctures astrales et des devoirs 3. »

 

La mémoire n’est pas limitée à notre seule capacité cérébrale. Elle s’étend bien au-delà des limites de notre propre corps, et, comme le dit Bergson au sujet de la conscience, « [...] elle comprend tout ce que nous percevons, elle va jusqu’aux étoiles ». Toute perception, toute transformation ou toute action sur le monde, aussi infime ou intime soit-elle, est une empreinte. Chaque trace ainsi laissée, nous relie dans l’espace et le temps.

 

« La mémoire n’a rien à faire avec les nerfs, avec le cerveau. C’est une propriété originelle. Car l’homme porte en lui la mémoire de toutes les générations passées 4. »

 

Friedrich Nietzsche,

Le Livre du philosophe.

 

La chair du monde

 

Faire de l’univers ses propres dimensions. Se faire soi-même chair du monde. Sentir le monde comme prolongement de nos propres dimensions, comme continuation de notre propre corps, de notre propre conscience grâce à celle de l’autre. Tout depuis toujours n’est que la mise en relation des choses, des êtres et des idées. « Sans communication la vie est impossible. Des signaux de régulation sont échangés en permanence dans les cellules pour assurer la coordination des myriades de réactions chimiques qui s’y déroulent 5. » Quand je communique, j’abolis instantanément toute distance, physique et même temporelle, entre moi et l’autre. La simple perception dépasse le seul produit de la sensation et de l’interprétation qui en est faite. La racine de toute perception est la communication. Non seulement la communication entre la conscience et ce qu’elle perçoit ; mais plus encore, la communication de la conscience à ce qu’elle perçoit. Elle est, au-delà d’une simple relation, une contamination de la chose perçue par la « chose » qui perçoit. La conscience s’étend instantanément aux dimensions de ce à quoi elle s’applique. Sa propriété réside dans la conversion de chaque objet de conscience en autant de prolongements d’elle-même. La conscience habite et se revêt de tout ce qu’elle saisit. Elle le transforme, le métamorphose et le convertit en existant, c’est-à-dire chose perçue. Elle met au monde, s’approprie et s’agrège instantanément ce qu’elle touche pour faire corps. C’est ce qui se passe lorsque nous lisons un même livre, visionnons un même film, écoutons une même musique. Même en des lieux et à des moments différents.
 

Si je touche un objet ayant traversé les siècles, les millénaires et/ou les espaces infinis ; si je traverse des paysages ou des lieux, eux-mêmes habités en leur temps par des hommes et des femmes ayant eux aussi existé il y a cent ou mille ans ; je participe, par procuration, à tous ces mondes et à toutes ces dimensions humaines, historiques, biologiques, géologiques ou cosmiques. Je rejoins et j’embrasse, grâce aux sens et à la mémoire, cette unité de sensations et de perceptions par-delà le temps et l’espace. Les lieux sont les liens qui nous unissent. Cet olivier plusieurs fois centenaire est le trait d’union entre le présent et ses premières années. Sa mémoire végétale, ses fibres, sa jeune écorce d’alors, ses racines même, se sont chargées des temps qu’il a traversés et dont il est, aujourd’hui encore, le vivant témoin en même temps que le lien. Il est la contraction du temps et de l’espace. Comme un colosse tenant entre ses branches écartelées tous ces siècles ensemble. Tous contenus, concentrés et réduits en lui. Il me permet d’un regard et par sa simple présence, d’abolir le temps et de toucher du doigt les pages les plus lointaines de notre histoire.

 

C’est un peu du cosmos et de la création elle-même que je tiens dans ma main par cette ammonite ou cette météorite qui me lient à tout ce qu’elles ont pu embrasser d’espace et de temps ; de rencontres improbables et de mystères. C’est un peu de passé où je me rends lorsque je manipule cet objet ou que je traverse ce lieu chargé d’histoire. Car dans le même temps, c’est moi que je charge d’histoire et d’universalité. La perception, une fois approfondie, n’est plus naïve, anodine et seulement personnelle : elle devient totale, universelle, et à terme, absolue.

Faire corps avec le monde
 
Il y a incontestablement une identification qui participe d’une empathie mais aussi d’une véritable communication de ce que l’homme est à ce qu’il perçoit. Depuis la simple prothèse jusqu’aux plus incroyables prolongements technologiques (robots ; mégastructures ; réseaux…) l’homme fait corps également avec ce qu’il utilise, ce qu’il travaille, construit et façonne ; transforme ou améliore. Du simple outil dont le maniement prolonge son propre corps sinon même son esprit, jusqu’à la terre qu’il cultive et le pays qu’il construit. Nous sommes une partie qui doit imiter le tout, écrit Simone Weil
6. Autrement dit, il nous faut, à force de travail, d’accoutumance, d’habitude mais aussi de renoncement, de compassion et d’empathie, finir par nous identifier à l’univers même.

Changer donc le rapport entre le corps et le monde. Faire en sorte, par un apprentissage du cœur et de la sensibilité, que le second devienne le prolongement naturel du premier. Que l’univers soit pour le corps ce que le corps lui-même est pour toute cellule qui le compose : sa pleine dimension, son accomplissement, sa résolution. Or, pour que cette métamorphose s’opère, pour que cette contamination de la matière par l’esprit se poursuive encore au-delà de nos actuelles limites, s’impose à l’humanité un apprentissage comme le dit Simone Weil. Une manière de rééducation susceptible d’élever l’homme au-delà de ses dimensions actuelles vers les dimensions cosmiques qu’il est appelé à embrasser à travers l’Homme Total qu’il préfigure.

Voilà qui confirme l’idée selon laquelle l’homme et son corps sont encore en formation, en cours de gestation. En tant qu’individus et consciences individuelles, nous ne sommes que les moments, les éléments encore fluides d’une mégastructure en cours d’intégration. Par nous, la vie rebondit. Elle gagne en complexité, en efficacité et en dimensions. Nos aptitudes nouvelles à la mobilité, à la communication de plus en plus rapide, à la collecte, à l’accumulation et à l’intégration d’informations chaque fois renouvelées et approfondies, à la mémorisation externe, à la démultiplication en réseau de notre univers affectif, émotionnel, sensoriel, créatif et enfin cognitif… tout cela tend à augmenter de façon exponentielle les dimensions mêmes de notre corps, à en modifier la nature en même temps que celle de notre conscience. Car cette dernière semble directement introduite par nos perceptions, la mémoire, les différentes traces mémorielles et affectives que nous gardons de ces perceptions et de la manière dont nous les organisons et les intégrons pour créer une structure de type individuel. Tout un égosystème résumé par l’identité, la personne.

La conscience semble donc de ces propriétés dites émergentes qui, passé un certain degré d’intégration et de complexité, surgissent comme par magie. Elle est de ces propriétés qui sont davantage que la somme des composants qui lui donnent naissance. Si donc la conscience est directement liée et conditionnée par la complexité des structures matérielles sous-jacentes, quelles pourront être ses formes prochaines au regard des complexités biotechnologiques à venir ? Avec Homo sapiens, la conscience est devenue réflexive. Elle s’est en quelque sorte repliée sur elle-même afin de former une boucle virtuelle de rétroaction. Laquelle lui a permis de redécouvrir le monde et sa place en son sein sous un autre angle, à partir de nouvelles dimensions. Quelle sera la prochaine boucle de rétroaction une fois que la conscience collective qui se profile aura densifié son réseau d’interactions ? Tout semble déjà là. Il manque peut-être simplement un détail, un accident, un évènement déclencheur. Une sorte de « clé » à même de compléter le mécanisme et lui imprimer son premier mouvement. Mais quelle sera la nature de cette étincelle ? Quelle sera son origine ? Interne ou externe ?
Nous savons que toute naissance ou renaissance doit en passer par une forme d’initiation qui la consacre. Or, toute initiation prend le plus souvent la forme d’une épreuve physique et/ou psychologique que le novice se doit de surmonter. L’espèce humaine ne fait pas exception. Les crises, bouleversements et extinctions du passé nous rappellent à la lucidité.


Pas plus que l’identité d’une nation, ses frontières, sa langue ou sa religion ne lui sont définitivement acquises, l’humanité n’a aujourd’hui plus qu’hier sa forme définitive. Ce ne sont là que des idées propres à une génération d’individus, à une époque qui les représentent à un moment donné de leur histoire. À aucun moment ces formes historiques, sociales, biologiques ou géologiques n’ont de caractère absolu. L’humanité, nous l’avons vu, n’est qu’une idée parée des attributs d’une époque. Elle n’est que le moment provisoire d’un mouvement qui l’emporte et la dépasse. Mouvement qui n’est autre que la vie elle-même. Or, même l’idée que nous nous faisons de cette dernière est tout à la fois réductrice et provisoire. Tributaire de notre aptitude ou inaptitude à comprendre et à intégrer le monde qui nous entoure.

Aussi, tous les phénomènes que nous distinguons de manière réflexe et dans des buts pratiques les uns des autres, sont les différentes expressions, les différents scintillements de surface d’un seul et même phénomène, d’une seule et unique dynamique dans toute sa beauté et dans tout son mystère.
L’Humanité, au même titre que l’Univers, aura-t-elle une fin ? Sous sa forme actuelle, oui bien sûr ! Comme tout mouvement, ils ne sont l’un et l’autre que la succession infinie de moments éphémères dans leurs apparences, mais cependant éternels dans la dynamique, la force de l’onde qui les traverse et les anime comme une vague.
L’humanité est morte cent fois, mille fois. Au même titre que l’homme que je suis est chaque jour un homme nouveau et le monde avec lui. L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire des humanités. De ces formes de vie qui se sont succédées durant des millions d’années. Il n’y a d’ailleurs jamais eu d’apparition de l’homme stricto sensu.

L’hominisation est un processus dont on pourrait faire remonter l’origine bien au-delà des premiers anthropoïdes. Y a-t-il seulement une Humanité au sens propre dans la mesure où l’évolution de notre espèce est sans aucun doute encore loin d’être achevée. Ce que nous appelons Humanité n’est qu’un moment de l’histoire d’un rameau auquel nous nous identifions. Lequel n’est que la synthèse momentanée de caractères biologiques et psychologiques épars au sein du règne animal. Aussi, ce n’est pas tant l’homme qui se dénature avec les progrès socio-technologiques qui sont les siens aujourd’hui. Ne serait-ce pas plutôt la nature qui s’hominise ou plutôt, qui se conscientise ? Dans la mesure où davantage que la forme, aujourd’hui humaine, c’est la complexité des structures sociales et cognitives qui semble être la seule constante digne d’être prise en considération.

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1. Joël de Rosnay, Je cherche à comprendre… Éditions Les Liens qui Libèrent, 2016, p. 137-138.
2. Joël de Rosnay, Surfer la vie, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2012, p. 230.

3. Jean Guitton, Justification du temps, PUF, coll. « Quadrige », 1993 [1942], p. 44.
4. Friedrich Nietzsche, Le Livre du philosophe, Garnier-Flammarion, 1991 [1969], § 92, p. 75.
5. Joël de Rosnay, L’aventure du vivant, Éditions du Seuil, 1988, p.161.
6. Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Les classiques des sciences sociales, [1947] 2013, p. 139.


 
 



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