Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure.
Fragments
Le fait est qu’à la lumière des plus récentes découvertes scientifiques en cosmologie ou en physique des particules, le monde ne semble pas avoir eu plus besoin de créateur, de démiurge, qu’il n’a encore aujourd’hui besoin d’ « arrières mondes » pour justifier de son existence et de son devenir. Nous savons déjà, depuis Démocrite et Leucippe, que la matière se suffit à elle-même. Qu’elle est pleine, riche d’un potentiel infini que les sciences ne finiront jamais de mettre au jour. Depuis près de vingt siècles, la plupart des grands monothéismes nous ont fait croire, profitant de l’ignorance et de la peur des masses, à la Création du monde. Or, il apparaît aujourd’hui avec toujours plus d’évidence que nous vivons dans un monde tout entier consacré à la Création. Car en effet, chaque nouvelle découverte nous convainc un peu plus que la matière possède en elle toutes les réponses qu’il est permis d’espérer. C’est elle qui a jadis bercé notre inconscience, nous dit Teilhard de Chardin ; c’est elle qui nous portera jusqu’à Dieu. Dieu ou la Cause, le Principe, le Tout, l’Un, l’Incréé… qu’importe le nom que nous donnions au phénomène ; à la Vie ; à ce mouvement sans fin et sans fond dans l’espace et le temps, tout en étant l’un et l’autre. Ce même mouvement qui agite depuis toujours le moindre atome de matière ; la moindre particule élémentaire et à l’origine de la plus subtile vibration quantique. Quelle que soit la nature du monde ; quelle que soit sa « matérialité » ; sa consistance phénoménologique ; son degré de réalité ou de crédibilité ; la nature de sa substance, réelle ou virtuelle ; qu’il soit perçu par les uns comme réalité ultime, première et dernière ; totale et définitive ; ou par les autres comme rêve, illusion, évanescence et vacuité… telle ou telle de ces perceptions, interprétations ou autres manières de décrire notre relation au phénomène et de le vivre n’ont en définitive pas plus d’importance que cela. Elles ne valent que pour tout un chacun et à titre individuel, personnel, intime. Elles ne sont que les différentes approches possibles d’un phénomène qui, in fine, se suffit amplement à lui-même et qui, par nature, se situe au-delà de toute description présente ou à venir. Sans besoin d’aucune justification, d’aucune validation métaphysique, scientifique, théologique ou psychologique mais seulement ontologique. Car seule la perception, fusse-t-elle celle d’un seul individu au sein de l’immensité cosmique, et quelle qu’en soit la nature, suffit en elle-même à valider et à accréditer la chose perçue en lui conférant le statut de réalité sans objection possible. Immanence ou transcendance sont sans importance. Seule importe l’expérience de l’existence attestée par le seul témoignage des sens.
Là où mon sentiment diverge de celui de Michel Onfray, c’est quand il s’en remet au néant pour délimiter, en « amont » comme en « aval », les « bornes » du réel et de l’existence. Or, c’est bien sur ce premier paralogisme que se sont appuyés les monothéismes de toutes les époques. Dès lors, et partant de cet axiome aussi vieux que le monde, comment tirer l’Être du néant si ce n’est par l’intercession d’une puissance (par définition divine ; donc échappant à toute rationalité) extérieure et par là même, supérieure aux deux phénomènes ? De Mélissos (470 av. J.-C.) à Bergson (1859-1941), les philosophes ont été nombreux à démontrer, en seulement quelques mots, l’absurdité du concept. Mélissos par exemple, philosophe sceptique originaire de Samos et disciple de Parménide, nous dit au sujet de l’être et du néant : « Toujours était ce qui était, et toujours il sera. Car s’il résultait [l’être] d’une génération, avant cette génération, c’eût été nécessairement le néant. Si cela avait été alors le néant, en aucun cas rien n’aurait pu provenir du néant 1. » Simplicius rapporte aussi ces propos de Mélissos : « Si le néant est, peut-on parler de lui comme quelque chose qui est ? En revanche, si quelque chose est, ce quelque chose est soit engendré, soit éternel. » Enfin, Bergson nous dit que la question de savoir pourquoi quelque chose existe présuppose que la réalité remplit un vide ; que sans l’être il y aurait le néant ; qu’en droit il n’y aurait rien et qu’il faut alors expliquer pourquoi, en fait, il y a quelque chose. Et cette présupposition, conclue-t-il, est illusion pure, car l’idée de néant absolu a tout juste autant de signification que celle d’un carré rond. L’absence d’une chose étant toujours la présence d’une autre 2.
Le miracle sans cesse renouvelé de la matière
L’univers fait un mystère suffisant. Pourquoi faudrait-il en inventer un autre ?
L’Esprit de l’athéisme.
Pour qui s’est déjà penché sur les infinies possibilités de la matière, sur le plan cosmologique, stellaire, géologique, biologique, neuronal ou quantique, point n’est besoin de s’en remettre au fantastique, au merveilleux ou au divin pour ouvrir des horizons à notre désespoir maladif. Les protons, les neutrons, les électrons, les photons, les quarks et les neutrinos ; de même les muons, les pions, les kaons, les mésons, leptons, gluons, bosons et autres hadrons sont autant de variations infinies sur le thème de la particule et du quantum d’énergie. Les rayonnements alpha, bêta ou gamma ; depuis l’ultraviolet jusqu’à l’infrarouge ; les champs électromagnétiques, la gravitation, la vitesse de la lumière et toutes les infinies combinaisons possibles entre tous ces phénomènes physiques ; le tout joint à ces quantités infinies de temps, d’espace et de matière perpétuellement recomposables, rendent de fait caducs et obsolètes tous les monothéismes, du moins sous la forme qui est encore la leur aujourd’hui.
Le monothéisme est paradoxalement la plus primitive des religions. Au fur et à mesure de la complexification des sociétés humaines, la divinité s’est au contraire de plus en plus simplifiée, concrétisée, personnalisée. Au fil des progrès humains et sociaux ; de l’émancipation de la personne et de la conscience individuelle, la notion de Dieu, dans les proportions qui sont les siennes, s’est elle-même de plus en plus personnalisée, individualisée au point de devenir homme lui-même. Le monothéisme est la plus basique car la plus réductrice de toutes les différentes manières d’aborder le monde, d’appréhender la vie et d’envisager la place de l’homme au sein du réel. Il est la plus contre nature des approches métaphysiques car il discrédite ce par quoi il trouve sa justification : le monde, le réel, la matière ; la sensation ; le corps… Car quelles seraient la pertinence et la légitimité de Dieu sans le monde ou le phénomène pour en attester la présence ? Dieu n’est pas mort ! Bien au contraire. Et si toute mort n’est jamais que transition et métamorphose, alors Dieu ne fait chaque jour que se transformer, s’incarner, se dévoiler et en définitive se révéler chaque jour davantage sous le microscope du chercheur, sous le pinceau ou l’archer de l’artiste, sous la plume du poète ou l’outil de l’ouvrier. Car si aucune divinité n’a jamais été créatrice d’un monde qui s’est toujours suffit à lui-même, il n’en demeure pas moins qu’elle est toujours présente, de la manière la plus tangible et corporelle qui soit, au cœur de la matière, chaque fois que celle-ci fait montre de création. L’hindouisme nous dit que création et créateur sont indissociable. L’un n’existe pas sans l’autre. Les deux phénomènes sont concomitants et interdépendants. Car il n’est en définitive de créateur que dans le seul temps où il y a création. Ce, de la même manière qu’il n’y a de musicien que lorsqu’il y a musique.
Dans La sagesse tragique, Michel Onfray écrit : « La première certitude issue de la nouvelle cosmologie nietzschéenne est que la Volonté de puissance est Tout, donc que Dieu n’est pas. […] Nietzsche invite à une synthèse des volontés débarrassées de Dieu et de ses formes 3. » Il nous dit plus loin que la volonté nietzschéenne est pure immanence. Dès lors, pourquoi théisme et immanence seraient-ils contradictoires ? C’est avoir une vision bien étroite de ce que pourrait être Dieu ou de ce qu’est l’immanence. Qu’est-ce que la Volonté de puissance nietzschéenne sinon un autre visage de Dieu, ce noyau dur du monde ; ce cœur de la matière comme le nomme Teilhard de Chardin ?
Le matérialisme de Michel Onfray, bien que modéré et structuré par une éthique hédoniste clairement définie et exposée, reste, quoique qu’il s’en défende, à la limite du nihilisme. Il suppose l’existence de tout un chacun bornée en « amont » comme en « aval » par un néant qui campe de fait toute existence individuelle à la limite de l’absurdité et de la farce métaphysique. De là à lui conférer le statut d’inutilité, il n’y a qu’un pas que certains n’hésiteront pas à franchir. Or, si nos personnalités, nos individualités ne sont que des épiphénomènes liés à l’apparition furtive de nos corps au sein du réel ; il n’en demeure pas moins que ces corps eux-mêmes sont inséparables de cette matière une et indivisible, riche de potentialités insoupçonnées et infinies. Dès lors, tout n’est-il pas permis en terme d’espoir ? Tout ne devient-il pas possible ? Depuis l’atomisme démocritéen en passant par l’héliocentrisme galiléen, la gravitation newtonienne et la relativité einsteinienne, la science n’a jamais cessé de démontrer le miracle sans cesse renouvelé de la matière.
Les miracles ne contredisent pas les lois de la nature. Ils contredisent seulement nos représentations actuelles de ces lois.
En effet, point n’est besoin de s’en remettre aux « arrières mondes » et à la transcendance pour croire en l’existence de l’âme, en la métempsychose, en la télépathie, la lévitation ou dans tous les différents pouvoirs yogiques ou chamaniques. Idem pour les guérisons dites « miraculeuses » parce que hétérodoxes au regard de la médecine dite « légale ». Quelle différence entre voyance, médiumnité et intuition si ce n’est une différence de degré, et non pas de nature ? Quelle différence encore entre le simple effet placebo, la somatisation, la poussée d’adrénaline, l’accélération des pulsations cardiaques, le rêve, le délire mystique du schizophrène ou l’apparition des stigmates sur le corps du zélote ? Aucune, car tous ces phénomènes ne sont que les différentes vibrations d’un corps, d’une chair et d’une matière aux propriétés infinies.
La société, le monde même dans lequel nous vivons imposent des révolutions, des apocalypses, des extinctions et des renaissances ; des mutations aussi. Elles sont toutes autant de ferments nécessaires à la poursuite du phénomène vivant. Or, les idées, les concepts, se doivent eux aussi de faire périodiquement peau neuve. Emerson nous dit que la corruption de l’homme entraîne une corruption du langage. Il nous faut aussi des séismes et des cataclysmes idéologiques pour secouer les plus lourdes théories et les décharger de toutes les scories accumulées au long des millénaires et des habitudes sociales. Il nous faut sans plus tarder réinventer Dieu, le monde et la vie. Ne garder de nos histoires religieuses que la substantifique moelle. La part la plus intuitive et instinctive – originelle en somme – des différents concepts que nous avons de manière maladive et compulsive érigés en dogmes et en morales pour des finalités autant pratiques qu’hégémoniques. Nous avons fini par négliger et délaisser le sentiment religieux au profit des différentes formes du culte, de la liturgie et du sacerdoce et pour enfin ne plus nous attacher qu’aux formes en oubliant le fond.
Tout au long de l’histoire de l’humanité et sous toutes les latitudes, nous avons revêtu les infinies possibilités de la matière de toutes les formes de nos vies sociales. Nos langues, nos habitudes, nos gestes quotidiens, nos traditions, nos célébrations, nos peurs, nos anecdotes, mythes et légendes ont finis de constituer les parures et les structures mêmes de toutes les religions du monde.
Les forces de la nature, ses mystères et les infinies possibilités de la matière inerte comme vivante se sont figées à travers les formes et langages humains. De cette glaise primordiale nous avons pétri des dieux parlant, ordonnant, créant, punissant et pardonnant mais aux pouvoirs infinis. Nous avons de la sorte fantasmé les forces en contrepoint des faiblesses qui étaient les nôtres. Démunis que nous étions ; abandonnés dans l’existence sans autre recours que de nous inventer des puissances protectrices à même de nous faire oublier l’absurdité apparente du monde.
Une métaphysique plutôt qu’une religion ; un éthique plutôt qu’une morale ; une pratique plutôt qu’une ascèse, telle est la seule trinité à même de faire évoluer notre rapport au monde et à la vie. Autant de termes qui renferment l’idée d’un mouvement, d’une progression et d’une perpétuelle métamorphose en regard d’une réalité vivante et d’une perception d’icelle sans cesse à réinventer. Enfin et définitivement quitter les fixismes des secondes pour la dynamique des premières. Enfin quitter les obscurantismes théologiques d’époques révolues où l’ignorance, la peur, la barbarie et les conquêtes justifiaient toutes les formes de théocraties qui elles-mêmes s’en nourrissaient. Quand aujourd’hui la science n’attend plus qu’une métaphysique moderne à même de guider ses pas sinon contribuer à trouver l’équilibre qui parfois lui manque. Une métaphysique riche d’une éthique et d’une pratique à même de pacifier enfin notre relation au monde, à la matière, à l’autre comme à notre propre corps. En somme, une métaphysique dite « des Lumières » propre à chasser définitivement les ombres de l’ignorance et de la peur.
Après la tempête athée, après le déluge scientifique et technologique, après la sécheresse nihiliste, hâtons-nous de semer les germes d’une nouvelle récolte. Profitons de l’humus généré par les monothéismes en décomposition. Prodiguons sans plus tarder les ferments d’un monde à venir avant que le chiendent obscurantiste finisse d’épuiser et d’étouffer la Terre.
La religion de l'homme
Certains philosophes de l’Antiquité comme Démocrite (vers 460 av. J.-C.- 370 av. J.-C.) ont clairement défini le processus de théogenèse qui a conduit à l’édification primitive de tout le panthéon gréco-romain. La volonté de puissance, le pouvoir sur les masses et les sociétés humaines en perpétuelle expansion ont progressivement accompli leur œuvre de détournement et de corruption à l’endroit des légitimes interrogations des hommes. Les interprétations primitives des faits naturels encore incompris se sont progressivement enrichies de toutes les extrapolations, fables et mythes que le développement des sociétés, des langues et de la communication ont favorisés et encouragés. Au même titre que n’importe quel virus, la contamination par les idées s’est trouvée accentuée par les densités de populations, les échanges, les guerres de conquête, le commerce et le développement de l’écriture. Autant de terrains favorables et d’« organismes » à même d’entretenir et de développer certaines idées plus résistantes que d’autres. Des idées et des croyances à terme susceptibles d’influer sur les mouvements mêmes du corps social qui les abrite. D’aucuns y virent la possibilité d’asseoir leur puissance et leur domination à l’endroit des autres. Profitant ainsi de l’ignorance et de la peur des masses, ils ont de la sorte développé des systèmes religieux et juridiques à même d’assurer, ad vitam aeternam, leur sécurité, leur fortune tout en donnant libre cours à leur mégalomanie.
Comme les virus font aujourd’hui la fortune des laboratoires grâce à la vente des vaccins ; les dieux courroucés ont fait la puissance et la richesse des prêtres qui les imposèrent en même temps que les prières et les actes de contrition, seuls remèdes à même d’apaiser leur colère. L’origine des dieux n’est pas à chercher ailleurs que dans l’absence de réponses logiques, cohérentes et rationnelles face à une existence qui a toujours laissé l’humanité perplexe. Aussi est-il temps aujourd’hui d’entrer dans l’âge adulte d’une spiritualité enfin débarrassée de toutes ces images d’Épinal. Lesquelles désormais, et à travers nombre de civilisations, n’ont de cesse de parasiter, polluer, vicier, corrompre et empêcher toute véritable communication entre les peuples. Freinant toujours plus leur progression vers une concorde tant espérée.
Au total, si Dieu existe, tout est bien ; si les choses vont au hasard, ne te laisse pas aller, toi aussi, au hasard.
Pensées.
La question de savoir si Dieu existe ou non ; s’il est ou non à l’origine du monde est-elle à ce point fondamentale ? En quoi nos vies seraient-elles à ce point différentes de par l’attestation de la présence d’un dieu à l’origine de toute chose ? De la même manière que la « réponse » scientifique du big-bang n’a pas foncièrement bouleversé nos existences ; une semblable réponse « théologique » ne serait qu’une étape supplémentaire franchie au sein de l’infinie chaîne des causalités, même spirituelles. Dieu, oui, mais après ? Ou plutôt, avant. Et puis d’autres questions feraient immanquablement suite à cette première réponse : quelle serait la nature de cette divinité ? Quelle en serait la meilleure description ; la plus véridique approche ? Quelles intentions l’animeraient ? Quelle serait sont origine ? Autant de questions qui continueraient, comme par le passé, de tourmenter l’humaine nature, comme elles continueraient, a fortiori, d’y entretenir autant de luttes de pouvoir, de dissension, de haine, de certitude, de violence, de peur, de génocides. Tous les actes les plus noirs déjà perpétrés par l’hypothétique présence de Dieu en seraient d’autant accrus une fois établie la preuve de son existence. Rien ne serait changé ! Tout ne serait qu’amplifié, exacerbé, démesuré à l’extrême limite de la brisure et de l’horreur. La crainte de cette puissance divine avérée serait pire que la crainte face à la perspective de n’importe quel autre cataclysme naturel. Tout homme « normal » se renierait cent fois plutôt que de prendre le risque d’un châtiment éternel. Aussi, la crainte d’un dieu révélé ferait commettre par le plus simple des hommes, les pires actes de dénonciation, de haine, d’extermination et de mise au ban de la société dans le seul but de s’accorder les faveurs du Ciel. Ainsi, du meilleur des dieux possible, les hommes, de par leur seule terreur au regard de ce qu’ils pourraient encourir pour leurs faiblesses, auraient tôt fait d’en faire le pire des démons. Plus que l’ignorance, la peur est le terrain le plus propice au développement de la haine et de l’horreur. L’histoire des religions à elle seule n’en a-t-elle pas fait à maintes reprises la plus sanglante démonstration ?
Jusqu’au siècle des Lumières, les religions ont longtemps apporté à l’humanité encore démunie face aux mystères de la matière et de la vie, les réponses qu’elle espérait en même temps qu’une forme d’espoir face à une inextinguible soif de transcendance et de sens. Le chaman a longtemps été le guérisseur, l’homme-médecine ; tout comme le sorcier ou le rebouteux sous nos contrées. Ce n’est pas par hasard non plus si les grands médecins, physiciens et mathématiciens de l’Antiquité étaient aussi les grands penseurs et philosophes de leur temps. Autant d’occasions pour le spirituel de s’assurer une forme de pouvoir temporel. Plus récemment, voyant les médecins et savants de toute sorte commencer à réellement améliorer et changer notre quotidien, les religions, dépossédées de ce puissant levier, se sont mises en demeure de ne plus soigner que les âmes. Seul domaine que les sciences encore naissantes, n’étaient semble-t-il pas prêtes de leurs ravir. Mais c’était encore sans compter sur la prochaine naissance des sciences de l’esprit, de la psychanalyse et de la psychiatrie, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
Aujourd’hui, et même si elle est encore très incomplète (peut-être le sera-t-elle toujours), notre perception de la « réalité » s’est progressivement transformée sous le regard des sciences. Dieu lui-même, depuis le siècle des Lumières a changé de dimension et de plan d’« existence ». En même temps que notre perception, il s’est comme ramifié et subdivisé. Loin d’avoir été évacué de nos préoccupations, et sans que nous nous en doutions encore, il y a peut-être gagné en consistance et en évidence.
Si le rôle premier d’une religion est de relier les hommes entre eux ; l’union des sciences et de la spiritualité, dans leurs plus larges dimensions, ne sera-t-elle pas l’inébranlable socle de la religion ou de la mystique de demain ? Les sciences apporteraient aux religions la dimension matérielle (cosmique) qui leur fait si cruellement défaut. Elles leurs permettraient de consacrer et de spiritualiser une matière trop longtemps dédaignée, voire méprisée. Les religions, quant à elles, dans leurs aspects les plus spirituels, apporteraient aux sciences autant de sens et de directions nouvelles, elles aussi dédaignées parce qu’inaptes à l’expérimentation. Les unes, en remontant progressivement par l’observation jusqu’aux plus lointaines origines de la matière ; les autres, par quelque effort et tension intérieure, jusqu’aux origines de l’esprit ; ne trouveraient-elles pas, sous un même principe, mi-matériel, mi-spirituel, l’Être et l’Existence depuis toujours confondues parce qu’indifférenciées au sein d’un seul et même Phénomène : la Vie ?
De la même manière que passé un certain degré de socialisation, les différentes formes de chamanismes et d’animismes sont devenues inadaptées aux sociétés qui étaient en train de se former ; les formes contemporaines de religion ne sont-elles pas aussi poussées à se transformer et à se convertir eu égard aux profondes mutations qui touchent le monde aujourd’hui ? Au risque de ne plus alimenter qu’une « science des religions » pour quelques élites universitaires, il faudra, si ils veulent survivre, que les grands mouvements religieux de notre planète se fassent progressivement, mais non moins rapidement religions des sciences. Dès lors, ces deux formes de connaissance et de compréhension du monde ne deviendraient-elles pas l’une pour l’autre une formidable source d’enrichissement mutuel ?
Pendant très longtemps, et jusqu’au siècle des Lumières, les croyances et les religions ont simultanément garanti la structure sociale et la hiérarchie des pouvoirs au sein des différentes nations humaines. Dispensatrices des formes les plus élémentaires de morale, elles détenaient également la plupart des savoirs dont seuls les sorciers, les chamans ou les hommes d’église assuraient la conservation et la transmission.
Les hommes n’eurent point d’abord d’autres Rois que les Dieux, ni d’autre Gouvernement que le Théocratique.
Du Contrat social.
Autant dire que jusqu’à la fin du XIXe siècle, la monarchie, forme jusque-là la plus répandue de gouvernement, a toujours été inféodée au pouvoir religieux. Plus loin encore dans le passé, les premiers groupes humains ; les clans ou les tribus comme les plus vastes civilisations ne tenaient leur puissance que des dieux, et surtout du pouvoir de persuasion de leurs intercesseurs. Les plus modestes victoires, comme les plus vastes conquêtes n’étaient que pour asseoir une puissance religieuse et spirituelle, bien plus que temporelle. Du moins, les conquêtes militaires y trouvaient-elles le plus souvent leur justification, que les prêtres n’avaient aucun mal à encourager et à bénir.
Depuis la chute de l’Empire Romain au VIe siècle, et jusqu’au siècle des Lumières, pour ne parler que de l’Europe et de l’Occident, les grands courants religieux ont de manière générale étendus leur domination spirituelle et temporelle sur toute la surface de la Terre. La conquête des âmes justifiait celle des territoires. Mais elle allait bientôt atteindre ses dernières limites géographiques dans la découverte du Nouveau Monde. Pendant ce temps, les « semis » de la morale religieuse déposés au cœur de chaque foyer et de chaque homme purent germer, se développer et se fortifier en toute quiétude. La Religion de l’Homme, comme l’appelle Rousseau, était certes encore bornée à la seule structure familiale, mais elle grandissait. Enfin, les derniers relents de colonisation et les missions évangéliques dispersées à travers le monde s’avéraient être les ultimes succès d’une puissance spirituelle déjà sur le déclin. Désormais, les motifs économiques et politiques suffisaient aux états pour justifier leurs conquêtes militaires. De moins en moins garante de la stabilité des nations, l’Église ne l’était pas plus des savoirs. Le commerce et les échanges accrus entre tous les peuples de la planète finirent de la laisser à son seul domaine spirituel. Pendant ce temps, le Religion de l’Homme continuait de grandir et de se fortifier au sein de chaque famille, de chaque collectivité, et pour mieux se complexifier, se ramifier et s’affermir dans le cœur de beaucoup d’hommes. D’après Rousseau, cette Religion de l’Homme est le véritable christianisme. Elle est la Religion du Citoyen en même temps que celle de l’Évangile, « […] sans Temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale, [elle] est la pure et simple Religion de l’Évangile, le vrai Théisme, et ce qu’on peut appeler le droit divin naturel 4. » Autant dire que cette Religion naturelle peut facilement être étendue au-delà du seul cadre chrétien et rejoindre les autres grands courants religieux que sont le Bouddhisme, l’Hindouisme, le Taoïsme, L’Islam, le Judaïsme, dans ce qu’ils ont en commun de spiritualité.
En France comme dans toutes les autres démocraties héritières de 1789, cette Religion du Citoyen a continuée de se développer et de grandir sous les nouveaux traits de la société et de l’État. Les institutions, les valeurs morales, les Droits de l’homme et du citoyen lui ont procuré autant d’organes et de force qui l’ont consolidée. L’écriture, la communication, les échanges commerciaux, les idées, les arts et surtout les sciences ont finit d’affirmer la puissance des états quand l’Église n’avait plus comme expédient que le rachat et la sauvegarde de nos âmes en vue du Jugement Dernier. Quand celle-ci aurait dû, par une salutaire intuition, voir justement dans la constitution de ce nouveau corps social et moral, le nouveau corps du christianisme et s’en faire le garant et l’humble guide, elle n’a fait que s’accrocher à son ancien pouvoir comme une mère refusant de voir son enfant grandir, lui échapper et se soustraire à son autorité. Quand les institutions politiques n’ont pas su se séparer des institutions religieuses comme ce fût le cas en France en 1905, on voit à quelles aberrations ces états sont souvent conduits.
Si les croyances et la communication ont conjointement imprimé à la Connaissance son premier élan, les sciences et la société plus tard, lui ont communiqué une nouvelle énergie. Loin d’oublier ou d’ignorer ses premiers acquis, plus que jamais, la Connaissance aujourd’hui doit continuer de s’en inspirer et de s’en imprégner. Car ce que sont aujourd’hui les savoirs, la morale, l’éthique ou le droit ; ils le doivent à ce que furent, dans le plus lointain de notre passé, les croyances, les rites et la reconnaissance de l’autre comme autre soi. Ce premier « lien social » a commencé à prendre forme par la famille et le foyer. La reconnaissance de cette appartenance mutuelle au même « corps » reste aujourd’hui encore le « ciment » de nos sociétés en même temps que le « ferment » de ce qu’elles sont appelées à devenir.
Dans leurs formes actuelles, les religions devront ou changer, ou mourir. Le plus bel acte de foi que les plus grands courants religieux pourraient accomplir vis-à-vis du message dont ils sont les dépositaires serait de détruire leurs temples et leurs institutions jusqu’à la dernière pierre. Les religions institutionnelles sont aujourd’hui au terme de leur premier âge. Devenus matures, les messages dont elles étaient jusque-là les matrices, n’ont désormais plus besoin des structures et des textes qui les avaient jusqu’alors nourris et soutenus. Les croyances sont aujourd’hui en âge de vivre librement dans le cœur de tous les hommes et suivant leur sensibilité particulière tout en cultivant le respect et la compassion vis-à-vis d’autrui. Comme d’anciennes matrices ayant accomplie leur rôle, les institutions religieuses devront céder et disparaître sous la pression d’une foi qui ne demande qu’à vivre. Car si la religion est un guide, elle n’en est pas pour autant la foi. Elle n’est qu’une façon parmi d’autres de montrer le chemin quand c’est à chacun de le parcourir, selon son inspiration, son histoire et ses possibilités. Tôt ou tard, toutes nos églises, tous nos rituels, toutes nos litanies et doctrines devront disparaître parce qu’ils n’auront plus lieu d’être. Parce qu’ils seront en nous pour toujours, au cœur de chaque homme et de chaque femme, naturellement. Aussi naturellement que n’importe quel autre sens ou organe parvenu au terme de son développement. Dès lors, quel nouveau monde et quelle nouvelle vie ne découvririons-nous pas sous ce nouveau regard ?
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1. Les Présocratiques, Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, pp. 308-309.