De quoi parle-t-on quand on parle d’athéisme ? Aujourd’hui, l’athée est en quelques mots « celui qui ne croit pas en Dieu ». Mais une fois que l’on a dit cela, a-t-on pour autant tout dit ? Loin s’en faut. Car de quel dieu parle-t-on et qu’entend-t-on par « croire » ? En leur temps, les sorciers, chamans et autres magiciens étaient les athées au regard de cultes et de croyances plus élaborés. Plus tard, comme le rappelle Marcel Hébert, les premiers chrétiens étaient autant d’athées pour les religions païennes officialisées par la Rome ou la Grèce antiques. Par suite, ces mêmes païens furent à leur tour autant d’idolâtres athées persécutés sous le règne de Constantin et jusqu’aux pires années de l’Inquisition. Jésus lui-même, avant même ses premiers fidèles, était sans conteste un hérétique doublé d’un athée pour les rabbins attachés à la tradition mosaïque et au dieu d’Abraham. À l’image de Jésus, nul doute que l’athée (autrement dit l’incroyant, le mécréant, l’iconoclaste…) est avant tout celui qui s’oppose, activement ou passivement, à tout ordre religieux établi. En cela il rejoint directement Satan, étymologiquement celui qui s’oppose. Il est l’empêcheur de « penser en rond » ou de croire aveuglément au dogme ; le dangereux grain de sable qui risque à tout instant d’enrayer la fragile mécanique sociale. Il est le virus qui menace à tout moment, et par effet de contagion, d’étendre le mal à tout l’organisme social. L’athée c’est le mal-pensant, le déviant ; une anormalité ; une singularité. Il représente l’ennemi de la tradition qu’en leur temps les sorciers et magiciens, alors représentants officiels du culte, craignaient par-dessus tout. Aussi n’est-il pas pour autant un incroyant. Il a ses convictions, ses certitudes, ses espoirs ; à défaut, ses intuitions. Elles sont tout simplement autres et ne correspondent pas à l’orthodoxie dominante. Elles sont donc nuisibles.
L’athéisme a suivi l’évolution des cultes, des croyances et des religions. Aussi y a-t-il autant d’athéismes qu’il y eu de dieux à travers l’histoire des civilisations. Car en dépit d’un apparent antagonisme, un lien étroit pour ne pas dire intime uni depuis toujours les théismes de toutes sortes et l’athéisme. Car c’est bien grâce à l’athéisme sous toutes ses formes que les religions ont pu traverser les siècles tout en évoluant avec les sociétés qui les ont nourries.
Si tous les athées de l’histoire des religions furent à n’en pas douter des hérétiques, ces derniers n’en furent pas pour autant des athées. Car si l’athéisme est, selon Michel Onfray, l’affirmation de l’inexistence des dieux, reste à savoir ce que ce dernier mot recouvre. Or nous avons vu jusqu’à présent que depuis nos plus lointaines origines, comme dans les contrées les plus improbables, Dieu a revêtu de nombreuses formes et s’est par la suite incarné en de multiples personnages. D’abord force invisible immanente à la nature (wakanda, mana, k?…), il s’est au fil du temps personnifié et multiplié au fil des âges et des civilisations. Ancêtre révéré ; héro civilisateur ; magicien ou guerrier déifié ; animal totémique, il s’est tour à tour proposé et décomposé en autant de réponses aux interrogations et craintes des peuples qui le vénéraient. Aujourd’hui les croyances sont tout autres. Le totem semble avoir définitivement cédé la place à l’atome, au quanta de matière, à la particule. La science des sorciers s’est retirée au profit des apprentis sorciers de la science dont les mathématiques sont le nouveau langage sacré. Le totem ne fait plus recette, sinon dans les musées des arts premiers depuis que la particule élémentaire insuffle son « esprit » dans nos portables, écrans et autres intelligences artificielles.
En définitive donc, l’athéisme est presque un combat d’arrière garde, une querelle de clochers si j’ose dire, dont les protagonistes ont simplement beaucoup de mal à s’entendre sur des termes qui, in fine, et depuis la nuit des temps, tentent de décrire tout ce qui échappe à la connaissance directe des hommes : le mystère de la vie, de ses origines et de ses fins.
À toutes les époques, l’athéisme, même s’il n’a pas toujours été clairement identifié et nommé, a été une remise en cause permanente des religions officielles et de leurs certitudes. Il a été une perpétuelle force de désintégration qui a permis d’énoncer et de construire autant de contre-propositions aux cultes établis. Il a assuré dans le domaine spécifique de la croyance et de la foi religieuse le rôle que le chaos et toutes les forces de destructions remplissent à des niveaux supérieurs : celui de facteur de complexité et de progrès de l’information puis de la connaissance. D’une certaine manière, l’athéisme œuvre de concert avec l’atomisme en nous exhortant sans cesse à garder nos yeux tournés vers le monde, la matière, l’univers et la vie. Car ils sont sans conteste les seules réalités sur lesquelles il nous est possible de compter et à partir desquelles notre désir et notre quête de vérité peuvent prendre appui et avancer.
"La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi : en ce sens l’athéisme est une purification."
La pesanteur et la grâce.
Les religions révélées, les grands monothéismes, ne sont plus désormais que des coquilles vides. Le monde a changé. Le monde change et l’humanité continue de progresser dans sa perception du réel et d’elle-même. Laissant dans son sillage les restes, les peaux mortes de ce que furent jadis les religions : autant de matrices et de prothèses utiles un temps à la progression du sentiment religieux, lequel continuera de croître dans le cœur des hommes bien après que les religions – sous les formes que nous leurs connaissons – soient définitivement oubliées.
N’oublions pas cependant que les religions et les croyances plus rudimentaires ont toujours été au service du progrès social. Elles ont été les instruments – nous l’avons vu dans les chapitres précédents – de la consolidation des sociétés humaines. Par leur complexification croissante, ces dernières ont permis l’émergence des consciences individuelles. Lesquelles, à leur tour, ont relancé par la division du travail social, les sociétés humaines vers des niveaux supérieurs d’intégration, de complexité et de développement. Autrement dit, si la religion comme l’a souligné Durkheim, est bien une force sociale d’intégration et de développement, la société a en elle-même un caractère typiquement religieux dans ses développements. Sa capacité à transformer profondément son environnement et à développer une perception du monde et des sentiments qui lui sont propres, laisse supposer une certaine direction allant bien au-delà de sa propre conservation. On peut même se laisser aller à y voir un sens. Car la religion n’est pas une finalité, pas plus que le sentiment religieux dont elle est le versant temporel. Ce ne sont que des moyens. Ce sont les complexités, les sociétés et les forces psychophysiques qu’elles font naître qui sont, bien que momentanément, le but à atteindre. Car ce but n’est pas ultime et il nous reste encore à en découvrir les derniers développements.
Depuis le mana, l’animisme de la plupart des croyances primitives, le totémisme ou même le panthéisme, les croyances et après elles les religions n’ont cessé de régresser, de se fermer sur elles-mêmes en se détachant progressivement du monde, de la vie et de son mystère. Les monothéismes des religions révélées ont été l’ultime régression. Celle qui a fini de couronner un dieu transcendant, totalement détaché du monde, omnipotent, omniscient, vengeur, jaloux, vindicatif, attaché à la Loi, aux rituels, à la tradition séculaire, méprisant à l’excès le corps, la matière et la vie dans tout ce qu’elle avait d’organique, de charnel et donc de trivial et de peccamineux. Or, et comme l’affirme Simone Weil, « Les religions qui représentent la divinité comme commandant partout où elle en a le pouvoir sont fausses. Même si elles sont monothéistes, elles sont idolâtres 1. »
Il nous faut désormais inaugurer une nouvelle approche spirituelle du monde à partir des découvertes scientifiques de ce siècle dans les différents domaines de la génétique, de la biochimie, de l’astronomie, de l’astrophysique ou de la physique des particules. De nouvelles directions se proposent désormais à l’humanité et qui seront aussi celles d’un renouveau non pas uniquement technologique, mais surtout spirituel et humaniste. Les plus récentes découvertes scientifiques autant que les dangers qui planent sur notre espèce et sur l’ensemble de la biosphère nous font chaque jour davantage la démonstration de notre totale implication et interaction avec la totalité de notre monde comme les cellules au sein d’un organisme. D’une certaine manière, nous voyons resurgir avec d’autant plus de force que nos moyens de perception du réel sont démultipliés, la notion toute primitive de participation dont Lucien Lévy-Bruhl (voir le chapitre consacré à la magie) avait décrit tous les développements.
Pour parvenir à une forme de synthèse, il est indubitable que les premières peurs, croyances et autres religions plus ou moins élaborées ont été autant de facteurs d’intégration, de complexification et de développement social puis humain. Elles ont été les premières matrices qui ont aidé les sociétés primitives à s’organiser, à se structurer et à survivre à travers le temps et les épreuves. Par suite, l’accroissement des populations a nécessité des organisations chaque fois plus élaborées. Lesquelles ont poussé les croyances à évoluer dans le même sens et à se caller sur les nécessités quotidiennes.
Aussi, ce n’est probablement pas la montée du christianisme qui a précipité le déclin de l’empire romain. Le mal pernicieux qui rongeait l’empire des césars avait depuis longtemps déjà répandu le poison dans ses veines. Et, c’est bien au contraire ce déclin, quoique encore imperceptible, qui a favorisé sinon nourri en son sein les premières formes d’un culte nouveau.
Comme lors de toute métamorphose, toute société parvenue à un certain degré de développement et de complexité se doit de faire peau neuve. C’est la loi du vivant. Tout accroissement de structure implique une réorganisation de cette dernière. Sous la pression démographique, les contraintes endogènes ou exogènes, l’épanouissement des consciences individuelles nourries par les sociétés elles-mêmes, les traditions finissent par céder. Passé un certain point, les structures religieuses et politiques deviennent inefficaces. À terme parfois, elles peuvent être autant de menaces pour la société elle-même. Mais la nature veille, même au cœur des civilisations les plus avancées technologiquement. De nouvelles aspirations se font alors sentir, nourries, portées par tous ces manques qu’un gouvernement et des croyances à bout de souffle ne parviennent plus à combler. C’est ainsi que dans les premiers temps du christianisme, nous dit Gibbon, le scepticisme du monde païen face à la faiblesse croissante du polythéisme, est devenu favorable à la nouvelle religion.
De ces aspirations collectives naîtront à leur tour, au hasard des circonstances, des rencontres et des naissances, autant d’inspirations incarnées ici et là par des personnalités singulières. De celles qui, le plus souvent, naissent dans les périodes les plus difficiles. Penseurs, mystiques, poètes, chercheurs, prophètes, guerriers, hommes ou femmes politiques ou simplement d’exception, seront les inspirateurs de sociétés nouvelles. Ils aideront, parfois malgré eux, ou même après eux, à la parturition de mondes nouveaux. De ceux qui attendaient sous l’écorce desséchée de la tradition, l’évènement, la brisure, le choc qui allait enfin permettre à la vie d’inaugurer de nouvelles formes.
Le phénomène n’est-il pas d’ailleurs aujourd’hui sur le point de se reproduire sur un plan supérieur ? Celui qui consisterait à synthétiser une nouvelle forme de conscience à l’échelle même de l’humanité. Une conscience collective – la noosphère de Teilhard de Chardin ? – née des nouvelles nécessités vitales et spirituelles qui nous pressent de toutes part et de cette nouvelle perception du réel conditionnée par les plus récentes découvertes scientifiques et leurs applications technologiques. Les grands monothéismes qui, durant près de trois mille ans, ont aidé nos sociétés à se hisser jusqu’au niveau de complexité et d’organisation qui est le leur aujourd’hui, sont devenus totalement obsolètes et en total décalage avec les réalités sociales et les aspirations contemporaines. Ces croyances sont devenues autant de contraintes et d’entraves comme le seraient des béquilles pour celui qui aurait recouvré l’usage de ses jambes. Elles freinent désormais notre marche vers l’avenir. Le fond, le message, la morale et la spiritualité dont ces religions ont de tous temps été les détentrices sont et seront encore longtemps nécessaires à notre humanité. Mais les formes sous lesquelles ils se proposent sont désormais inaudibles pour des sociétés de plus en plus converties aux puissances de la matière et aux vertus des nouvelles technologies en opposition aux anciennes théologies.
"Autour de nous, un certain pessimisme s’en va répétant que notre monde sombre dans l’athéisme. Ne faudrait-il pas plutôt dire que, ce dont il souffre, c’est de théisme insatisfait ?"
Pierre Teilhard de Chardin,
L’activation de l’énergie.
Nos modèles sociaux, politiques, juridiques ; notre éthique, notre morale, n’ont désormais plus besoin des matrices religieuses qui leur avaient donné naissance. L’heure est venue pour nos sociétés modernes d’une certaine émancipation vis-à-vis de nos anciennes croyances. Il nous faut désormais tuer symboliquement nos dieux, nos pères, pour entrer dans l’âge adulte de notre humanité. Une Grande Initiation s’impose qui consistera pour notre espèce à trouver enfin sa propre voie en accord avec les attentes individuelles et collectives qui sont les nôtres aujourd’hui. Il fait de moins en moins de doute qu’il nous faudra à terme réinstaurer une dialectique avec la nature et le cosmos. De celle que les sociétés primitives ont su jalousement conserver en dépit des assauts répétés de l’Occident. Un dialogue qui, au-delà du religieux, s’adresse directement aux forces brutes et primitives d’une réalité dont nous ne soupçonnons pas encore l’infinie diversité. Cette relation que seuls les chamans des sociétés traditionnelles et les mystiques des grandes civilisations ont eu le privilège d’expérimenter. À partir de ces savoirs ancestraux, de nouvelles mythologies sont à inaugurer. De celles qui seront à même de donner un nouveau souffle, un nouvel élan apte à relancer l’humanité et plus généralement la vie sur la voie de son accomplissement. Sans doute celles d’une spiritualité sans dieux, selon l’expression d’André Comte-Sponville.
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1. Simone Weil, Attente de Dieu, Les classiques des sciences sociales, [1966] 2007, p. 131 – 132.