EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   

humanité

II. L'Humanité n'est qu'une idée !

Plus on cherche à définir avec précision l’évènement marquant le passage de l’hominidé à l’humain, et moins la frontière nous parait nette et franche. Que l’on interroge les uns ou les autres, aucun consensus à ce sujet n’a encore été trouvé par l’ensemble des anthropologues. Quand certains mettent en avant l’apparition du langage articulé, d’autres font prévaloir la fabrication d’outil ou encore l’émergence de la pensée réflexive. Mais toutes ces particularités qui pourraient toutes à la fois définir l’homme au début de sa modernité, se retrouvent non seulement chez les grands singes, mais aussi chez d’autres espèces plus « éloignées » de nous. Comme pour décrire la vie et la frontière ténue qui sépare l’inerte du vivant, les sciences de l’homme ont autant de difficultés à appréhender l’humain et le moment de l’évolution où il se démarque de façon singulière du règne animal.
 

Quel que soit le critère de différenciation mis en avant, celui-ci ne surgit jamais soudainement en l’espace d’une génération. Comme si la complexité se faisait par palier et que, passé un certain degré, nous nous trouvions projetés par quelque métamorphose à un niveau supérieur ; « entrés » en humanité comme par une soudaine conversion. Concernant les objets utilisés par différentes espèces animales, à partir de quel moment ceux-ci deviennent-ils des outils ? Quelle différence y a-t-il entre le primate utilisant une fine brindille pour extraire quelques termites de leurs galeries et l’oiseau utilisant ces mêmes brindilles pour l’édification de son nid ? N’est-ce pas l’homme qui différencie des faits et des attitudes originellement identiques, mais inaptes à s’exprimer dans toute leur dimension ? D’aucuns diront que le primate se projette un peu plus loin dans l’avenir que l’oiseau, qui lui ne fait qu’obéir à son instinct de perpétuation de l’espèce. Le primate aurait ce pouvoir d’anticipation et prévoirait ainsi le résultat de la manipulation de sa brindille. Mais alors que dire du pinson-pic (ou pinson de Darwin ou des Galápagos) lorsqu’il va jusqu’à tailler une épine de cactus pour aller chercher des termites ? N’y a-t-il pas, là aussi, anticipation ?

 

La difficulté est la même lorsque l’on s’attarde sur la notion de langage. À partir de quel moment peut-on parler de langage ? Au plus loin que nous remontions dans le temps, les différentes complexités rencontrées ont toujours un langage qui leur est propre. Elles ont toujours un système d’encodage ou de signification adapté et proportionnel à leur besoin d’échange et de structuration.

Et si toutes ces difficultés ne tenaient pas tout simplement au fait que l’homme, en tant qu’entité indépendante du reste du règne animal n’a jamais réellement existé ? Tout comme la notion de vie, la notion d’humanité est un des nombreux concepts que nous avons nous-mêmes forgés. En nous isolant ainsi du reste de la Création nous avons dans le même temps perdu le moyen de mieux la comprendre « de l’intérieur ». Ne serait-ce pas à cette période qu’il nous faudrait symboliquement situer le Péché originel ? S’il n’est pas plus aisé de définir la vie que l’humanité, c’est parce qu’ils ne sont pas limités à des périodes et à des faits biologiques ou anthropologiques précis avec un avant et un après clairement identifiés. Ces moments sont plus des « mouvements » et des « variations » que nous percevons d’autant mieux qu’ils se « synchronisent » et se superposent avec ceux qui nous sont propres. La vie comme l’humanité ne sont pas des « étiquettes » qui nous auraient été données et qu’il nous faudrait ainsi « coller » là où elles coïncident le mieux avec notre réalité. L’humanité n’a pas de réalité. Elle est un idéal. Nous pourrions dès lors parler de la part d’humanité présente en chaque animal tout aussi justement que nous pouvons observer parfois la part d’animalité encore présente en l’homme.

L’humanité serait plus une qualité, une caractéristique, au même titre que la transparence, la fluidité ou la rugosité d’un corps quelconque. Une forme de mouvement ou de principe absolu vers lequel nous tendrions mais sans jamais véritablement l’atteindre. Parce que, et comme n’importe quel idéal, elle n’existe pas en soi. Elle est la convergence passagère de différents aspects de la vie réunis en une espèce. La notion d’humanité n’est pas un tout indivisible et donné d’un bloc. Elle est au contraire la fusion de différents caractères qui, si on les isole les uns des autres, peuvent être observés très loin dans le passé et au sein d’innombrables espèces. L’humanité c’est à la fois la bipédie, la conscience réfléchie, le culte des morts, la fabrication d’outils, le langage, etc. Si l’homme d’aujourd’hui est la synthèse de différents traits et aptitudes qu’il a su développer tout au long de son histoire, que ne pourrait-il être demain ? Nous aurions d’ailleurs de bonnes raisons de croire qu’à une certaine échéance, (plusieurs milliers, voir millions d’années) et après maints bouleversements et cataclysmes de toutes sortes, l’humanité telle que nous la vivons aujourd’hui n’existera sans doute plus. Non parce qu’elle aura physiquement disparue, mais tout simplement parce-que ce qui l’aura prolongé et continué sera si différent des critères que nous mettons aujourd’hui en avant, qu’elle en sera méconnaissable. Nous aurons sans doute affaire alors à une toute autre forme de vie qui n’aura plus rien à voir avec ce que nous connaissons aujourd’hui et qui nous singularise.

 

« La révolution scientifique et industrielle de l’Occident s’inscrit toute entière dans une période égale à un demi-millième environ de la vie écoulée de l’humanité. On peut donc se montrer prudent avant d’affirmer qu’elle est destinée à en changer totalement la signification 1. »

 

Claude Lévi-Strauss,

Race et histoire.

 

Aussi, l’humanité n’est pas plus définie qu’elle n’est finie. La situer à un moment bien précis de l’évolution équivaudrait à définir avec exactitude le moment de l’émergence de tel ou tel critère présent chez notre espèce. Ce qui est impossible, puisque quels qu’ils soient, ces critères, loin d’être propres à notre seule espèce, ont toujours un précédent, à l’image de la matière elle-même.
 


LA CONNAISSANCE

 

« L’homme, si primitif soit-il, est le seul bipède à contempler le ciel. Toute théorie qui oublierait ce fait est sans intérêt. »

 

Jérôme Lejeune.

 

Par-dessus tout, c’est cette soif des origines qui fait de l’homme une singularité du règne animal. Le culte des morts, celui des ancêtres et ce regard sans cesse tourné vers le ciel sont les différents aspects d’une quête qui a accompagné  Homo sapiens sur le chemin de son émancipation vis-à-vis de la nature. Le sommet de toute civilisation, son « poste avancé » n’est-il pas toujours cette éternelle quête des origines et de la Vérité ? Mais là encore, certains aspects de la vie animale ; certains comportements individuels ou sociaux, semblent nous refuser nos dernières certitudes.

 

« Des études sur les grands singes montrent de manière quasi indéniable que certains primates ont une conscience de la perte, de la mort de l’un des leurs. Les observations les plus déconcertantes viennent des chimpanzés. À Bossou, en République de Guinée, une épidémie a décimé une partie de la colonie entre 2003 et 2004. Plusieurs semaines durant, les femelles ont continué à porter leur jeune décédé dont le corps s’était même, dans certain cas, momifié. Lorsqu’un chimpanzé adulte meurt, les autres se rassemblent autour de la dépouille, le touchent et l’observent. Jane Goodall raconte comment, en Tanzanie, en 1972, un singe âgé de 8 ans, Flint, s’est allongé près de la dépouille de sa mère en vocalisant et en la touchant inlassablement. Il cessa alors de s’alimenter. Quelques semaines plus tard, Flint fut retrouvé mort : il semblerait qu’il se soit laissé mourir.

Des observations encore plus troublantes viennent des éléphants d’Afrique, étudiés notamment au Kenya par Cynthia Moss en 1976. À la mort de l’une des femelles du groupe, les autres éléphants sont restés longuement autour du cadavre, le touchant délicatement avec leur trompe et leurs pieds. Ils ont ensuite gratté la terre et en ont parsemé le cadavre à l’aide de leur trompe. Certains sont partis dans les buissons avoisinants afin de casser des branches qu’ils ont déposées sur la dépouille. À la nuit tombée, le corps de l’éléphante était recouvert de terre et de branchages. Tout le groupe est resté comme pour veiller la disparue. Ce n’est qu’à l’aube qu’il s’est éloigné. Étrangement, c’est la mère de la morte qui est partie en dernier.

Des cas similaires sont légion et, bien qu’on ne puisse pas parler de véritable enterrement, nous pouvons légitimement penser que la mort chez certaines espèces entraîne une ritualisation, similaire par divers aspects au cérémonial pratiqué par une grande partie de la population humaine 2. »

 

Encore une fois, nous ne pouvons juger que de ce que nous percevons de la réalité. Or, et suivant tout langage, les faits comme les mots ne « disent » pas tout. Toujours plus grande est la part de ce qui nous est caché, comparée à celle révélée par l’observation des faits.

Dans le même temps, il y a environ 50 ou 60 000 ans, l’inflorescence du langage articulé sur toute la surface de la planète sera un puissant levier qui finira de propulser l’homme sur le chemin de la socialisation, de la culture et de la civilisation.

Aujourd’hui, et pour la plupart d’entre nous, l’intelligence semble être ce qui nous caractérise le mieux. Ce qui nous différencie du reste du monde animal. Mais qu’est-ce en vérité que cette intelligence que nous brandissons sans cesse comme le summum de tout développement biologique ? N’est-elle pas tout simplement un concept, une idée de plus, limitée au seul cadre de nos sociétés affranchies de la nature ?

 

« Il n’est de vérités que relatives à un pays et à une histoire, à un lieu et à un temps, nous dit Michel Onfray. Rien ne saurait valoir indépendamment des frontières pour la totalité de l’univers. Les prohibitions, tout comme les vérités, sont relatives. Certitudes ici, doute là, erreur ailleurs. […] Seuls les coutumes, les traditions et les usages se cristallisent et, de vérités relatives qu’ils sont, deviennent vérités générales et sont révérés comme telle 3. »

 

Parvenus au niveau technologique et industriel qui est celui de nos sociétés occidentales, nous avons fini par inverser le processus qui visait originellement à nous protéger des aléas de la nature. Aujourd’hui, nos développements collectifs issus de nos comportements individuels sont une réelle menace pour la planète et pour la vie. À l’image d’un virus ou d’un cancer, l’espèce humaine est devenue une véritable pandémie dont l’étendue est directement liée à celle de nos progrès. À partir de la description des cellules cancéreuses faite par Joël de Rosnay, on peut se livrer à un petit exercice de style aussi étonnant que troublant. « Les cellules cancéreuses, quant à elles, sont sourdes à ces signaux d’inhibition de la reproduction. Elles se comportent comme des cellules en train de cicatriser une plaie […] mais qui ne s’arrêteraient plus. Une cellule cancéreuse se multiplie sans que les mécanismes normaux de contrôle et de régulation puissent intervenir 4. » Plus loin il nous dit : « La cellule cancéreuse est “immortelle” ; elle se reproduit un nombre illimité de fois : tant qu’elle trouve de quoi se nourrir. Et tant que l’organisme qui l’abrite est vivant  5.» Il suffit à présent de remplacer les cellules cancéreuses par les hommes et organisme par territoire. Nous voyons à quel point nos progrès s’apparentent étrangement à ceux d’une maladie incurable. Bien sûr, comparaison n’est pas raison, et une différence subsiste entre ces deux formes de vie. C’est cette aptitude de l’homme à réguler ses comportements individuels eu égard aux nécessités collectives. C’est cette aptitude à développer une forme de conscience commune conditionnée par des consciences individuelles portées vers un même objectif. Quand les autres espèces ont leurs propres systèmes de régulation internes (organiques, physiologiques) ou externes (sociaux, climatiques, etc.) ; l’homme possède cette aptitude à la prise de conscience et à la coopération qui peuvent, dans une certaine mesure, aider à diminuer sinon réguler l’impact de ses développements sur son environnement. Mais cela ne fonctionne que si les individus acceptent, au moins partiellement, de renoncer à leurs réflexes de survie individuels pour participer à cet éveil et à cette conscience collective, gages de notre survie en même temps que de celle des autres espèces.

 

Car c’est bien la conscience qui fait sens. L’objet en soi n’est rien et ne signifie rien s’il n’est pas dans le même temps le reflet d’un sujet par lequel et pour lequel il existe. Comme le dit Merleau-Ponty, que serait une nébuleuse si elle n’était vue par personne ?

Dès lors, charge à nous d’être les dignes représentants de la vie et de la complexité dans cette région de l’univers. Aussi, notre seule façon de progresser tout en servant la vie consistera en l’approfondissement de notre compréhension intuitive du monde et dans la consolidation des liens qui nous unissent à lui. Si la conscience donne véritablement un sens à l’existence et à toute forme de création - qu’elle invente et qu’elle révèle par l’acte de percevoir ; alors c’est à nous de prendre en charge, non seulement notre avenir, mais l’avenir du monde et du cosmos dans toute son immensité temporelle et spatiale. Pour paraphraser Bergson, on peut dire que notre responsabilité dépasse les limites mêmes de notre corps. Elle s’applique à tout ce que nous percevons ; elle va jusqu’aux étoiles.

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1. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Denoël, coll. « Folio/essais », 1987 [1952], p. 62.
2. Emmanuelle Grundmann, éco-anthropologie et ethnobiologie, Muséum national d’histoire naturelle, dans La Recherche, nf 378, septembre 2004, p. 77.

3. Michel Onfray, Cynismes, Éditions Grasset & Fasquelle, 1990, p. 105.
4. Joël de Rosnay, L’aventure du vivant, Éditions du Seuil, 1988, p. 163.
5. Ibid., p. 164.

 
 

 
 



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