Dans le seul domaine de l’industrie et du commerce, la récente crise sanitaire liée au Covid-19 a fait la démonstration que, une fois encore, les organismes ayant le mieux surmonté cette épreuve étaient ceux qui avaient su s’adapter rapidement aux circonstances nouvelles. Je dis organismes parce que l’entreprise, quelle que soit sa taille, son domaine d’activité, sa philosophie ou son mode de fonctionnement est un organisme comme les autres. Aussi s’inscrit-elle au sein du vaste processus évolutif. Aussi obéit-elle aux mêmes contraintes et aspire-t-elle aux mêmes objectifs : survie, croissance, reproduction. Elle utilise aussi les mêmes procédés organisationnels puisque quelle que soit sa forme, ses objectifs ou son secteur d’activité, elle repose sur du vivant.
Atome, molécule, cellule, organisme, société, entreprise, cité, nation, civilisation… toujours la même force vitale mue par les mêmes besoins : survie, extension, transformation, information, adaptation, extinction, restructuration (individuelle ou collective) puis redistributions des nouveaux éléments synthétisés. C’est le même instinct, la même force qui anime indifféremment la cellule ou l’entreprise, un atome et une société animale. Il consiste à lutter contre toutes les formes d’entropie, de dissolution par l’édification de complexités par évolutions successives et toujours mieux adaptées à l’environnement. Ce qui ne signifie pas pour autant que ces complexités soient à chaque étape toujours plus importantes en taille ou en nature. Loin s’en faut. Car l’adaptation n’est pas toujours synonyme de complication. Bien au contraire.
Un système complexe est, en règle générale, un système fragile voué aux vicissitudes et aux aléas de l’environnement. Il est intrinsèquement fragilisé par la multiplicité des éléments qui le composent et par l’énergie et le temps (synonymes d’entropie) dépensés à assurer la cohésion et la communication entre tous. La spécialisation excessive, le cloisonnement des tâches et des fonctions sont autant d’occasions de grippages et de fragilités qui doivent être en permanence compensées et anticipées par une consolidation des liens, l’efficacité de la communication et la conservation de la bonne information. C’est le rôle joué par le cerveau et sa grande plasticité au sein des organismes complexes tels que les mammifères.
Parfois, la complexité des systèmes est inévitable, au même titre que celle des entreprises. Aussi perdent-ils en souplesse, en adaptabilité et en réactivité. Aussi doivent-ils compenser ces pertes au niveau systémique par une intégration supérieure en matière de lien, de circulation de l’information et de réactivité. Autant de fonctions transversales dont la dynamique doit suppléer et compenser l’inertie indissociable d’une complexité excessive. Le changement c’est la survie !Ce qui garanti l’intégrité du corps organique, garanti de même celle d’une entreprise comme de n’importe quel autre système dynamique. Les notions universelles de lien, de réseau, de plasticité, de communication, d’information, de connaissance, d’évolution, d’échange, d’adaptation sont autant de fondamentaux incontournables au sein de n’importe quelle organisation biologique, industrielle, économique ou sociétale.
La survie de n’importe quel système est un fragile équilibre entre chaos et homéostasie 1. « L’ordre peut naître du chaos à condition de savoir maintenir le système dans cette phase critique de transition (en bordure du chaos) entre la rigidité sclérosée et la turbulence stérile, cette phase critique favorisant la créativité, l’innovation et la complexification2 » écrit Joël de Rosnay. Cette phase critique est ce qu’il nomme ailleurs l’équilibre dynamique. Or, c’est vers cet équilibre dynamique que doivent tendre les systèmes quels qu’ils soient s’ils veulent survivre, autrement dit, évoluer, créer, s’adapter et donc changer avec leur environnement. Or, pour ce faire, ces systèmes doivent être en capacité d’intégrer et de traiter rapidement les informations qui leur parviennent de l’extérieur comme de l’intérieur. Ils doivent présenter une cohésion sans faille assortie d’une souplesse et d’une capacité d’adaptation optimisées. Intégration, souplesse, circulation optimale de l’information, prise de décision réactive, capacité accrue d’analyse et d’évaluation, enfin, créativité. Voila les différentes composantes d’un organisme apte à surmonter les difficultés d’où qu’elles viennent. Autrement dit, apte à évoluer dans l’étroite marge de manœuvre située entre l’inertie stérile et le chaos perpétuel.
La nouvelle entreprise est donc un système qui a d’ores et déjà parfaitement intégré l’idée centrale de sa nécessaire adaptabilité au changement. Elle est en capacité permanente de remettre en cause, si cela s’avère nécessaire, ses certitudes, ses acquis, ses orientations mêmes sinon son propre mode de fonctionnement. Elle est en prise directe avec la vie et avec tout ce qu’elle implique de renoncements, de changements, de lâcher-prise et d’ouverture aux idées nouvelles et à toutes les propositions dont les circonstances, de prime abord difficiles, peuvent être néanmoins porteuses. Tout cela sous-entend donc que la nouvelle entreprise est avant tout une entreprise à l’écoute. À l’écoute des marchés bien sûr. Mais aussi à l’écoute des circonstances, de l’époque, des besoins et des exigences éthiques et environnementales. Mais aussi et surtout à l’écoute de ses propres organes que sont prioritairement ses collaborateurs autant que ses clients. C’est une entreprise ouverte au monde et sur le monde. C’est une entreprise qui sait aussi où puiser les forces de sa réussite et qui sont en premiers : la passion, l’envie, la rigueur, le partage, la joie, les défis, l’amour du travail bien fait, l’exigence, l’excellence, le service, l’échange, le respect mutuel, l’admiration, la confiance, la créativité… autant de valeurs trop souvent négligées parce que trop souvent considérées dans la pratique comme des freins à la sacro-sainte productivité. Et pourtant, ce sont autant de valeurs hyper productives parce que seules à même d’emmener véritablement chacun au-delà de ses propres limites. Également parce qu’elles sont les seules à même de donner du sens à toute entreprise, professionnelle autant que personnelle.
Beaucoup d’entreprises, grandes ou petites, ignorent à quel point leurs profits pourraient être autres que ce qu’ils sont. Et ce, rien qu’en éradiquant toutes les formes de gaspillage de temps, de matières premières, d’efforts humains inutiles ou redondants, disproportionnés, inadaptés. Gaspillages d’idées aussi. Gaspillages également de tous ces potentiels largement ignorés chez la plupart des collaborateurs sous prétexte qu’aucun diplôme, qu’aucune « formation qualifiante » selon le terme consacré, n’est en mesure de valider des acquis et des capacités bien réels qui pourraient, d’une manière ou d’une autre, être mis à contribution au sein des entreprises. Celles-ci pourraient aussi gagner en productivité, en bien-être et donc en réduction d’absentéisme sans pour autant devoir augmenter les cadences, le temps de travail ou les prix de leurs produits. « Il avait tout pour être heureux ! »
La plupart de ces entreprises vont bien. Elles font même de substantiels bénéfices. Or, c’est justement là la raison pour laquelle elles ne s’inquiètent pas davantage du bien-fondé de leur organisation. Nul n’est besoin d’inonder le marché de produits souvent faits à la hâte, au plus bas coût, encore trop souvent au mépris des normes environnementales ou sanitaires, du bien-être humain ou animal pour créer de la richesse et du sens. On le voit aujourd’hui, de grands groupes naguère poids lourds dans leur domaine, se voient contraints de licencier en masse parce qu’ils n’ont tout simplement pas su s’adapter à un nouvel environnement social, économique ; à de nouveaux besoins des consommateurs. Pas su ou pas pu, du fait de structures trop pesantes, trop complexes et donc pas assez souples et réactives pour s’adapter à des changements à la fois soudains autant que radicaux.
Je connais de l’intérieur une petite entreprise familiale qui jusqu’à présent tire plutôt bien son épingle du jeu sur le plan économique. Implantée en province, une dizaine de salariés, deux ou trois gros clients fidèles et financièrement solides (marché public) qui assurent à eux seuls l’essentiel du chiffre d’affaire. Enfin peu ou pas de concurrence. Le tout assorti de jolies petites primes de fin d’année et de fin d’exercice. Du moins était-ce le cas jusqu’à maintenant. Beaucoup de souplesse également dans le management. Trop en fait ! Il est inexistant. Bref ! Une entreprise qui, vue de l’extérieur, semble remplir tous les critères de la bonne santé économique. Et pourtant. Peu de gens s’y sentent heureux, impliqués. Pas même les dirigeants qui, dès le lundi matin, ne pensent qu’aux réjouissances du week-end. Deux frères qui n’ont eu comme peine que d’hériter de la structure et de la clientèle que leurs parents ont contribué à construire durant près de trente ans. Or, la bonne santé économique ne suffit pas au bonheur dans l’entreprise. Pas même à garantir sa pérennité. On peut avoir bonne mine et nourrir un cancer. Sans communication en interne, sans projets novateurs et porteurs, sans véritable dynamique propice à emmener ses collaborateurs vers l’avenir, cette entreprise est vouée tôt ou tard à disparaître pour n’avoir pas su se réinventer au quotidien. Un organisme sans projet est un organisme intrinsèquement vulnérable. À court, moyen ou long terme, il faut dans tous les cas avoir une vision qui fait aussi office de croyance. Laquelle est à même de donner du sens aux actes du quotidien et qui leur donne par surcroît, toute leur valeur. Enfin parce que l’argent, les trésors de guerre et les bénéfices substantiels ne font pas tout. Parce qu’il faut du sens à ce que l’on fait tous les jours et du lien dans notre manière de l’entreprendre et de le faire. Sans cela, l’absurde menace, puis le découragement, l’absence de volonté, de motivation, de rigueur, de qualité… bref, de tout esprit d’entreprise. Parce que la survie sans l’envie ne signifie pas grand-chose : « Il avait tout pour être heureux ! ».
Je connais un éleveur de chèvres aujourd’hui plus heureux et plus à l’équilibre financier avec ses vingt chèvres en élevage bio respectueux de ses bêtes que par le passé avec ses deux cents chèvres en élevage intensif.
Les grands groupes du passé, l’actualité des effets du Covid-19 le démontre de manière douloureuse, sont à la merci des fluctuations sociales et économiques. Ils ne répondent plus ou ne répondront bientôt plus aux impératifs écologiques et environnementaux pas plus qu’aux nouvelles aspirations des consommateurs qui sont aussi des travailleurs comme les autres. Par manque de souplesse, d’adaptabilité, souvent aussi de volonté. Laissons-les mourir de leur mort naturelle : l’extinction pour les uns ; l’évolution pour les autres. Orientons désormais nos efforts vers un nouveau modèle entrepreneurial et donc social.
Évoluer
Évoluer, pour une entreprise comme pour n’importe quel organisme ou système complexe ne veut pas systématiquement dire gagner en croissance et en dimension. Évoluer signifie avant tout changer de modèle pour s’adapter à son nouvel environnement. Environnement que l’entreprise elle-même, de par ses activités en lien avec toutes les autres, contribue, à son échelle, à façonner et à modifier. Au même titre que l’évolution des espèces, il s’agit ici aussi d’un dialogue et d’un échange permanent d’informations entre « intérieur » et « extérieur » ; entre le système et son milieu. Un échange continu qui fait que l’entreprise n’a pas nécessairement vocation à grossir pour survivre et évoluer. Bien au contraire, mieux elle saura conserver ses dimensions d’origine, mieux elle sera à même de sauvegarder son intégrité « biologique » en misant non sur son poids et sa capacité à inonder les marchés, mais sur sa flexibilité, sa capacité d’innovation, d’adaptation et sur sa réactivité face aux fluctuations des marchés et de la mode. On peut continuer à avoir des projets et de grandes idées sans pour autant avoir des idées de grandeur.