EFFONDREMENT
II. Survivre à l'effondrement
Seule la liberté prévaut parce qu’elle est la vie. Parce qu’elle est la seule vraie valeur à laquelle nous puissions aveuglément nous fier. Une liberté comme unique patrie dont les seules frontières se confondent avec celles d’autrui. Une liberté qui n’a ici rien à voir avec cette inextinguible soif de satisfaire jusqu’aux plus petits désirs que la société de marché prend un malin plaisir à faire naître en nous et à entretenir. Il faut réapprendre la liberté. En faire bon usage, comme il est un bon usage de l’amour, du travail… Une liberté tout entière faite de respect, de partage, d’échange, d’écoute. Rien à voir ici avec cette médiocrité et cette vulgarité insidieuses le plus souvent, qui sont celles des envieux, des jaloux, des menteurs, des fourbes, des malhonnêtes, des ambitieux, hommes de pouvoir et impuissants. Tous ceux qui ont la niaque, la rage, la hargne ; les baiseurs, les bouffeurs, les ivrognes, les jouisseurs impénitents pour qui le monde n’est qu’une vaste mangeoire où nos déjections se mêlent à notre pitance. Des bourreaux autant que des victimes ; surtout pas des hommes libres.
Chaque nouvelle invention, chaque nouvelle production dans la gamme infinie des plaisirs à satisfaire donne lieu à une nouvelle règle, à une nouvelle loi qui se doit de composer et de s’intercaler entre toutes celles déjà existantes. Croyant jouir toujours plus, nous ne faisons que raccourcir les chaînes qui nous entravent. Jusqu’à quand ? Arrivés au dernier maillon, serrés les uns contre les autres au point d’étouffer, aurons-nous encore assez de place et de force pour nous en libérer ? Verrons-nous encore seulement nos chaînes, invisibles sous nos chairs et la multitude vagissante des corps ainsi agglutinés comme autant de cadavres ?
Pourtant, l’entraide, la solidarité, la générosité et la compassion sont autant de préalables à notre survie comme elles le furent dès les premiers temps de notre histoire. Jusqu’où doit-on remonter pour retrouver le souvenir d’une société dont les principes et leur mise en application seraient en conformité sinon en harmonie avec la nature ? Si, et comme je le crois, il n’y a pas de véritable frontière entre nature et culture, alors il faut chercher dans notre plus lointaine histoire, le moment où nous avons commencé à confondre une culture au service de notre nature avec une culture comme moyen de domination et d’asservissement de la nature. L’excès de culture épuise à terme ce qu’elle est censé harmoniser. Comme tout aliment ou remède ; « prise » en quantité excessive, trop de culture paralyse et tue. Dans culture je mets aussi bien les arts que les sciences, les technologies, les industries, les structures sociales, économiques, juridiques ou religieuses… tout ce qui fait la mémoire d’un peuple, d’une race, d’une civilisation, d’une espèce animale. Nous l’avons déjà vu au sujet de l’évolution : toute espèce, toute forme de vie doit consentir à une certaine « plasticité » et adaptabilité. Non seulement vis-à-vis de son environnement, mais aussi au regard de sa propre évolution. Car notre premier biotope, c’est d’abord nous-mêmes. Tout ce qui contrarie le mouvement de la vie est une menace. Être libre, c’est s’oublier ! Car qu’est-ce que la culture véritablement sinon la mémoire individuelle et collective ? Le « culte des ancêtres » dans sa plus large acception : autrement dit tout ce qui fait notre expérience, notre histoire, notre généalogie et notre identité. Notre rapport collectif et individuel au monde et à la vie. Depuis deux mille ans que nous ne cessons de nous gaver de matière transformée, à quel moment peut-on dire que la culture a commencé à devenir une forme d’excroissance qui n’allait jamais cesser de gonfler, d’enfler et de progressivement paralyser la société ?
Tout a probablement commencé, comme le suggère Rousseau, à partir du moment où nous avons décidé de nous prémunir contre les incertitudes de l’avenir. « […] dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des besoins pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser à la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons 1. »
Rousseau nous dit que c’est la société qui est cause du malheur des hommes. Je dirais que ce n’est pas la société en soi, mais en tant que solution inadéquate à la mise en relation des individus et de tous les « amours propres » qu’ils symbolisent. Il faut donc, pour que fonctionne le modèle social, que l’homme se défasse de cet « amour propre » qui fausse la relation à autrui. À défaut, il faut que l’homme reste seul, sinon le plus autosuffisant et autonome possible. Autrement dit, et comme l’écrit Michel Onfray :
« L’art d’être à soi-même sa propre norme, de décider et de vouloir son existence, d’être le moins possible soumis aux caprices des autres, de fabriquer souverainement le détail de sa vie, d’élaborer librement son emploi du temps sans rendre de compte à personne. De même pour la question du rapport avec autrui, indépendamment du mode – amical, amoureux ou neutre 2. »
La société est une structure naturelle appliquée à une espèce « surnaturelle ». Surnaturelle parce que la seule, a priori, à avoir développé une perception et conscience de soi en tant que personne. À partir de ce moment, la société, telle qu’elle a encore cours aujourd’hui, est progressivement devenue un cadre trop étroit pour contenir et faire « tenir ensemble » autant de consciences réfléchies, de volontés individuelles et d’aspirations au bonheur toutes plus diverses et singulières les unes que les autres. Aussi, et de deux choses l’une : modifier nos sociétés ou nos individualités.
La tâche parait immense. Que ce soit dans un sens ou dans l’autre, la somme des renoncements semble définitivement interdire tout retour en arrière ou toute forme de progression. Car bien avant d’en voir éclore les premiers fruits, l’hiver sera venu et il sera trop tard. C’est pourquoi la nature a peut-être encore un rôle à jouer au cœur même de notre propre évolution. Car force est de constater qu’elle conserve toujours les pleins pouvoirs sur les grandes structures qui nous gouvernent : saisons, climats, forces telluriques, cycles lunaires, solaires ou cosmiques… Souvenons-nous de Purgatorius, ce petit rongeur probable ancêtre des mammifères, et de son échappée il y a 65 millions d’années. De nouvelles catastrophes et mutations biologiques ne pourraient-elles pas dans l’avenir favoriser certaines minorités sociales, culturelles, ethniques ou même seulement biologiques? Aidées par les circonstances et au hasard de transformations physiques ou cérébrales, elles deviendraient à leur tour les foyers de nouvelles espèces.
C’est pourquoi, parmi les rares perspectives qui s’offrent encore à nous, hommes et femmes de bonne volonté, il en est une qu’il ne faut pas ignorer, toute effrayante qu’elle puisse être. Elle consiste en la rencontre de l’humanité avec les forces de la nature. Une rencontre plus qu’une confrontation, car seuls de tels évènements seraient à ce jour susceptibles de favoriser les changements et les évolutions qui s’imposent. Qu’ils soient soudains et violents, comme ceux dont j’ai parlé jusqu’à présent ; ou qu’ils soient progressifs ; qu’ils viennent de l’extérieur ou qu’ils soient générés par notre propre espèce, il faut dans tous les cas nous tenir prêts à toute éventualité. Faire en sorte de nous préparer à construire le monde de demain. Car c’est toujours sur les ruines des empires écroulés que les cités nouvelles se bâtissent.
Ainsi, et pour que l’union des individus, des peuples et des nations puisse favoriser et accomplir son travail de communication, de transformation et de complexification, il faut qu’elle soit accompagnée à tous les niveaux d’une forme de négation. De renoncement au passé et aux différentes structures qui s’en inspirent. Accepter de mourir, c’est cela la vie ! Elle est dans chacun des instants qui la composent et la décompose. Elle est un constant apprentissage de la mort et du détachement.
L’union du couple, loin d’être nécessairement un renoncement à l’individu, dont elle est peut-être au contraire une forme de complétion ou de progression, n’en est pas moins un renoncement à l’individualisme qui l’a précédée.
À chacun des niveaux supérieurs atteints par la complexité, la structure ainsi révélée ne peut dès lors se synthétiser que sur la base d’une répartition et d’une spécialisation des différentes fonctions nécessaires à sa cohésion. Ce fut le cas chez les premières macromolécules ; chez les premières cellules plus complexes et enfin chez les organismes. De même au niveau des sociétés animales ou humaines. Toute forme d’union ou de synthèse sous-entend un renoncement partiel de chacune des parties qui la composent. L’intégration et la participation à un édifice et à une complexité d’ordre supérieur impliquent une dégradation plus ou moins grande des structures inférieures. Mais cette atteinte à l’intégrité des éléments sous-jacents n’est qu’une atteinte dans la forme, et non pas dans les propriétés. Au contraire, elles se trouvent complétées, étendues et renforcées ; magnifiées et/ou sublimées.
De cette idée maîtresse, étendue aux sociétés, aux nations et qui sait, à toutes les formes de vie encore tenues dans le secret du temps et de l’espace, l’union incessante de tous les êtres à travers des structures chaque fois élargies ne participe-t-elle pas elle aussi de cette volonté sans fin de se compléter jusqu’au bout, dans l’espace et le temps ?
Une seule certitude cependant. Quel que soit le Principe, la Force, la Volonté, l’Intention ou simplement les seules lois physiques à l’œuvre au sein de la matière, celle-ci ne s’achèvera, ou ne continuera de se complexifier et de se compléter que par le jeu ininterrompu des causes et des effets. Qu’il soit apocalyptique ou seulement mécanique, notre avenir se fera dans et par la matière. Une matière sans doute appelée elle-même à se transformer et à se compléter en quelque chose de supérieur. Mais qui ne sera jamais en contradiction avec tout ce qui l’a précédé. Que nous en soyons seulement les témoins privilégiés ou les « inventeurs » par notre seule perception et conscience, le monde en tant que phénomène doit poursuivre sa progression.
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1. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, le livre de poche, 1996, p. 114.
2. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, Éditions Grasset & Fasquelle, 2000, p 152.