Une récente discussion quelque peu animée sur l’Afrique noire et le billet d’humeur d’un internaute m’ont conduit à rédiger cet article qui ne manquera pas de relancer le débat sur la Françafrique et plus largement sur le douloureux passif entre pays du Nord et Pays du Sud.
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Comment un esprit honnête, un tant soit peu cultivé, ouvert sur le monde et sur autrui ne pourrait-il pas être d’accord avec Josef Bayema dont je reproduis ici le résumé de son billet intitulé La dette esclavagiste n’est toujours pas réglée [2]: « jusqu'à aujourd'hui l'afrique souffre de l'ignoble kidnapping esclavagiste. le temps est venu de rendre compte de cette abominable et permanente dette. » [Sic].
Le problème est à mon sens très complexe. Entre le ressentiment d’un peuple opprimé, torturé, exploité, spolié, humilié… depuis des siècles et la nécessité, selon moi, tout aussi légitime d’avancer et donc, d’une certaine façon, de pardonner sans pour autant oublier, comment trouver la juste mesure ? On me répondra sans hésiter que pour pouvoir pardonner et donc avancer, il faudrait déjà qu’il y ait une demande de pardon sincère de la part des colonisateurs. C’est loin d’être le cas bien sûr. Quand ce ne sont pas toutes les formes d’un néo-colonialisme qui, sous couvert d’accords politiques et commerciaux obscurs, poursuivent le long travail d’assujettissement entrepris depuis déjà plusieurs siècles.
J’ai récemment encore eu à ferrailler contre les idées toutes faites de Français « bien de chez nous » issus des classes moyennes des Trente Glorieuses et décrivant une Afrique noire essentiellement composée d’hommes lascifs, revêches à toute forme de travail, ne désirant que profiter des « bienfaits » prodigués par une société occidentale par trop généreuse. Une terre africaine surpeuplée (second cliché) dont la surnatalité galopante serait – à entendre les tenants de cette gente bien-pensante toute occidentale – presque responsable de la surpopulation mondiale et des risques afférents. À tout le moins, du sous-développement du continent noir africain. Thèse entre autres réfutée par la politologue Françoise Vergès qui place le sous-développement savamment entretenu par les pays occidentaux comme étant la cause de la surnatalité.
C’est aussi oublier que les enfants – ceux qui ne meurent pas – sont souvent la seule « richesse » sinon la seule « assurance vieillesse » d’un peuple dont les zones de pêche et les terres agricoles ne suffisent plus à nourrir les familles les plus modestes. C’est aussi et surtout oublier que les richesses minières, pétrolières et forestières de ce continent berceau de l’humanité rappelons-le, ont été et sont encore le plus souvent vendues aux pays occidentaux par des gouvernements corrompus jusqu’à l’os et artificiellement maintenus au pouvoir par les lobbies concernés. Quand ce n’est pas par les états occidentaux eux-mêmes. Lesquels n’ont d’intérêt que pour le cours du tantale, de l’uranium, de l’or ou de l’argent, la TIPP et la TVA sur les ventes de véhicules.
C’est oublier encore que la plupart des richesses pélagiques des côtes d’Afrique de l’ouest sont depuis plusieurs années livrées à une surexploitation industrielle meurtrière pour les ressources autant que pour les population côtières. Populations dont les hommes (ces noirs fainéants dit-on) s’en vont par tous les temps risquer quotidiennement leur vie sur leurs pirogues traditionnelles pour tenter de soutirer quelque menu fretin aux filets des navires-usines chinois.
Comme souvent, ceux qui jugent le font d’un point de vue réducteur, sinon partisan et réconfortant quant au bien-fondé de notre civilisation occidentale. Si généreuse par ailleurs qu’elle est allée sauver de leur ignorance et de leur sauvagerie des peuples qui ne connaissaient ni l’écriture ni les Saintes Écritures. Jugements le plus souvent faits à la hâte et sans la prise de distance ou le recul nécessaires, seuls à même de considérer l’ensemble des causes pour en mieux comprendre les conséquences. Juger les « faiblesses » ou les « travers » du peuple noir africain d’aujourd’hui, c’est indirectement et le plus souvent sans le savoir, juger les conséquences infinies d’un colonialisme à l’origine de tous les dérèglements géopolitiques et sociétaux contemporains.
On ne peut comprendre ce qui se passe aujourd’hui qu’à la lumière des évènements politiques passés. Lesquels furent malheureusement le plus souvent à l’initiative des puissances occidentales. Pour exemple, il n’est qu’à relire Les sept piliers de la sagesse[3]de T. E. Lawrence pour comprendre l’inextricable situation géopolitique du Proche-Orient. Laquelle trouve son origine dans les accords Sykes-Picot du 16 mai 1916.
Non contents de conquérir les territoires, d’en piller les ressources, de polluer les terres et les eaux, d’assujettir les populations, d’interdire les croyances et les traditions locales, de bouleverser les équilibres et les alliances entre ethnies par la corruption et le mensonge, nous avons imposé un modèle à la fois religieux, politique, économique, sociétal, familial, capitaliste et productiviste à des sociétés traditionnelles naturellement réfractaires, historiquement et géographiquement inadaptées à ces nouveaux modèles le plus souvent imposés avec violence et soudaineté. Ne nous étonnons pas de voir aujourd’hui nombre de jeunes africains plus attirés par les richesses de l’occident vantées journellement sur les ondes par des publicités mensongères que par l’élevage de quelques chèvres faméliques ou la culture de terres exsangues.
La liste serait longue - elle est infinie – des maux sans fin générés par la colonisation. Le peuple noir n’est d’ailleurs pas le seul à en avoir fait les frais. Je ne citerai que les Amérindiens des deux continents nord et sud américains, les indiens Caraïbes, les populations arctiques, l’Inde, le Proche et le Moyen-Orient ainsi que tous les peuples autochtones du Pacifique sud. La dette est immense. Elle est abyssale. À partir de là, comment imaginer et construire un avenir de paix entre les nations du nord et du sud pour faire simple ? Comment passer outre les rancoeurs, la vengeance, la douleur intergénérationnelle liée à l’humiliation de peuples et nations entières ? Comment, encore une fois, construire l’avenir si nous ne cessons de nous référer au passé ? Comment réparer l’irréparable : les morts, les souffrances passées, la nature dévastée, les richesses pillées ?
Rendre des terres appauvries sinon désertiques à leurs peuples d’origine ? Lesquels n’existent pour la plupart quasiment plus en l’état. Ce serait créer, en sens inverse, de nouvelles souffrances envers des générations qui n’y sont historiquement pour rien. Pour autant, nul ne doit ignorer ce que l’homme blanc doit aux autres nations et aux autres êtres vivants. Mais ces autres nations, pour ne parler que de notre espèce, doivent aussi accepter que le passé restera à jamais inchangé, irréparable, inconsolable. Entre le regret sincère pour les uns et le pardon tout aussi sincère pour les autres, il demeure une voie possible à emprunter pour la construction d’un monde meilleur. C’est là tout le miracle de la vie que de permettre de nouveaux rêves et de nous donner, si on sait les saisir, les moyens de les réaliser.
J’ai malheureusement parfois l’impression que certains leaders charismatiques et désireux d’entretenir la rancœur sinon des idées de vengeance, savent, par des discours incendiaires et des paroles promptes à raviver les douleurs, entraîner à leur suite des foules qui sans eux, auraient été aussi promptes à pardonner et à reconstruire. Il suffit d’une allumette pour réduire une forêt en cendres. De même une seule parole peut suffire à ruiner mille bonnes intentions.
Mais l’espoir demeure. Pour ne citer qu’un exemple, et non des moindres, c’est celui de Nelson Mandela qui me vient naturellement à l’esprit. Il est le symbole de deux communautés dont plus de trois siècles de ségrégation raciale auraient dû rendre la réconciliation impossible. Et pourtant. Elle a bien eu lieu grâce aux efforts faits de part et d’autre et à la volonté de tous. Depuis, la nation arc-en- ciel tant désirée par Mandela n’est plus un mythe. Elle est désormais une réalité dont toutes les nations comme chacun d’entre-nous devraient pouvoir s’inspirer.
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[1] La commission Vérité et Réconciliation fût chargée, après la fin de l’apartheid en Afrique du sud, d’enquêter sur les violations des droits de l'homme commises de 1960 à 1993 et d'éclaircir les crimes et exactions politiques commis au nom du gouvernement sud-africain mais également les crimes et exactions commis au nom des mouvements de libération nationales. (Source Wikipedia).
[2]Josef Bayema, La dette esclavagiste n’est toujours pas réglée, Lire en ligne, 2020.https://lirenligne.net/
[3]Thomas Edward Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, [1936] 1989, Payot.