Dimanche 26 juillet 2020
UNE TERRE A L'IDENTIQUE
La publication de l’article précédent intitulé Instinct de conservation a suscité quelques commentaires forts à propos qui m’ont conduit à en approfondir certains aspects, à reconsidérer ou à nuancer parfois certaines de mes positions tout en me confortant aussi dans quelques certitudes. Dans tous les cas, ces commentaires ont eu le mérite de relancer le débat et la réflexion dont voici les derniers développements.
Une reconstitution, une copie peut-elle transmettre la même émotion qu’un original ? Au même titre que le signe, le symbole ou la parole, la forme, quelle que soit son authenticité ou sa légitimité historique ou artistique, n’est-elle qu’un moyen ; le véhicule (signifiant) d’une émotion ou d’un message (signifié) qui seul importe ? Après tout et tout bien considéré, quelle importance de lire Platon dans une édition récente, sur un incunable, un support numérique ou un papyrus authentifié ? Il serait de même intéressant de savoir si les visiteurs de Lascaux II, III ou IV ou de la reconstitution de la grotte Chauvet éprouvent les mêmes émotions que ceux qui ont eu le privilège d’arpenter les lieux authentiques. Ont-ils oubliés, de la même manière que nous le faisons lorsque nous visionnons un film, qu’il ne s’agit que d’artéfacts ?
Concernant la restauration à l’identique de Notre-Dame de Paris, si l’esprit attaché à la charpente et à la flèche d’origine est à tout jamais perdu, l’important n’est-il pas in fine, que le visiteur lui y croit ? Après tout, tout n’est-il pas que signes et symboles ? Jusqu’à la nature elle-même dont le langage dit infiniment plus que ce que nous en percevons à travers nos sens aussi rudimentaires que grossiers.
Mon contradicteur a également mis en avant la préservation de l’environnement archéologique pour de futures recherches. Laquelle aurait entre autres motivé la construction des répliques de Lascaux et de Chauvet. Pour ce qui est du respect de l’environnement justement, naturel celui-là et non pas archéologique, la construction des répliques n’a sans doute pas été neutre en terme d’impact environnemental. Ce à quoi on peut aussi ajouter les centaines de tonnes de béton fibré et de structure métallique utilisées pour ces réalisations quasi pharaoniques. À ce titre seul, n’eut-il pas mieux valu se contenter de fermer les originaux au public tout en laissant un accès limité aux seuls experts ? La possibilité de visionner une reconstitution numérique en 2D ou en 3D aujourd’hui auraient sans doute amplement suffit comme moyen d’immersion. Le site aurait été pareillement sauvé. L’environnement archéologique et naturel de même.
Malheureusement, rien n’est jamais assez vrai, assez authentique, assez palpable ou saisissable. Comme des enfants auxquels on n’arrête pas de dire dans les magasins (moins aujourd’hui me semble-t-il) « On ne touche qu’avec les yeux ! » nous ne savons désormais plus nous contenter de simples photos, gravures ou descriptions suffisamment talentueuses et précises pour faire à nouveau naître en nos cerveaux engourdis les images et les émotions tant espérées. Nous offrons aujourd’hui à nos enfants des tablettes numériques et des téléphones portables en lieu et place des livres d’antan aux rares illustrations. Lesquelles, lorsque nous y parvenions après plusieurs pages d’une lecture parfois difficile mais non moins stimulante pour l’imagination, étaient autant d’étapes magiques, de récompenses et d’aiguillons pour notre imagination avide et débridée.
Aujourd’hui, la science et la technologie ont pris le relais des bons textes, des images gravées ou peintes à la main. Tout est toujours plus riche, plus précis, plus réel. Surréel parfois dans le sens où certains finissent même par délaisser le monde pour se perdre corps et âme dans une virtualité préfabriquée, standardisée et prédigérée. Nous ne savons plus attendre, espérer, rêver, désirer. Nous ne faisons plus qu’ingurgiter des gigabits d’informations, d’images et de soi-disant connaissances le plus souvent contrefaites, orientées, manipulées, améliorées, formatées, tronquées… Comme le disait si bien Montaigne, qui ne se donne loisir d’avoir soif, ne saurait prendre plaisir à boire. Aujourd’hui, nous ne faisons qu’ingurgiter jusqu’à plus soif. Jusqu’à l’écoeurement, jusqu’à la nausée. Jusqu’à l’étouffement et la noyade.
Nos jouets technologiques finissent par entretenir une dangereuse confusion dans notre perception ou aperception du réel. Grâce aux incroyables avancées du numérique, certains aspects du passé ou même de l’avenir imaginé par la science-fiction, deviennent chaque jour plus réels et parfois même plus « désirables » que le réel lui-même. Lequel finit par être le parent pauvre de nos existences de plus en plus vouées à la satisfaction immédiate de nos désirs et de nos fantasmes. En oubliant de la sorte le réel, le monde, la nature ; en nous désinvestissant affectivement et émotionnellement d’eux, nous les désacralisons encore davantage. Par là, nous autorisons plus encore toutes les formes d’exploitations et de violences à leur endroit. Enfin, toutes ces prothèses technologiques dont nous affublons progressivement notre corps et notre esprit sont autant de carcans qui limitent et orientent nos futurs développements humains, physiologiques et psychologiques. À terme et sans le savoir, nous nous coupons d’autant de possibilités d’évolution, d’horizons nouveaux à découvrir et de joies véritables dans la découverte des infinies possibilités du corps et de l’esprit associées à une attentive contemplation de ce qui reste encore de nature authentique.
D’ici quelques décennies, Jurassic Park ne sera peut-être plus un mythe de salle de cinéma. Sans doute la science et la technique seront en capacité de faire pareillement renaître notre lointain passé biologique sinon même humain. Au même titre que le clonage, la tentation sera grande d’accomplir une reconstitution in vivo et à l’identique des temps préhistoriques. La frontière est très souvent étroite sinon même indiscernable pour certains entre l’intérêt pur et simple et la fascination. Le premier fait le plus souvent appel à la réflexion, à la tempérance, à la rationalité et à un certain pragmatisme emprunt de bon sens et donc d’une certaine sagesse. L’autre trouve son origine exclusive dans l’émotion brute, le plaisir immédiat et tout ce que cela sous-entend d’irrationalité dans les comportements, de déraison, d’impatience, d’intempérance, d’excitation, de fièvre, de passion, d’hystérie parfois… enfin de folie.
À travers toutes ces facilités et cette abondance technologiques, nous perdons irrémédiablement toute notion d’effort, de travail, de patience, de souffrance, de respect, de sens du sacré même. Nos rêves et nos ambitions, gavés et dopés à la 5G sont désormais à la démesure de nos moyens technologiques. Plus dure sera la chute ! Elle a déjà commencé.
Plus que la conservation acharnée des vieilles pierres et de tout ce que l’histoire et la préhistoire nous ont légué de témoignages, c’est notre patrimoine biologique et naturel qui devrait mobiliser aujourd’hui toute notre attention, tous nos moyens à la fois humains, financiers et technologiques, toutes nos énergies. Il y a incontestablement un non-sens, une contradiction voire une évidente absurdité à vouloir à ce point conserver les reliques du passé, sinon à vouloir leur redonner vie, quand c’est la vie elle-même, ici et maintenant, partout sur notre planète, qui se délite, qui s’éteint et qui se meure inexorablement. Ce, sans que nous mettions nulle part les moyens en œuvre et en proportion du drame planétaire qui se joue sous nos yeux.
Il y a bien plus urgent aujourd’hui que de sauver une cathédrale, ou deux, ou mille, ou cent milles. Il y a plus sacré… infiniment plus sacré. Car c’est de la continuation de la Vie sur Terre dont il est question aujourd’hui. Et je ne suis pas seul à penser, malheureusement, qu’elle aura depuis longtemps disparue avant que notre technologie, notre arrogance et notre folie n’aient eu le temps de reconstruire ailleurs – et comme certains y songent déjà – une Terre « à l’identique ».