Je suis de ceux qui pensent que rien ne se fait par hasard. Pas davantage au sein de nos vies individuelles qu’au niveau de la destinée de l’humanité. Aussi, les évènements qui nous touchent aujourd’hui à l’échelle des nations ont une logique et une cohérence que nous ne pouvons pas encore discerner du fait même de leur douloureuse actualité. Pour autant, avec le recul qui s’imposera de lui-même, nous verrons les apports incontestables que cette pandémie aura sur la poursuite de nos développements et de notre évolution.
À n’en pas douter, cet évènement majeur est sans doute la première d’une longue série de convulsions à laquelle il faut nous préparer. Convulsions comme autant de signes annonciateurs de la naissance, certes dans la douleur, d’une humanité nouvelle. En attendant, ces crises successives, ces chaos nous avertissent. Ils nous incitent et nous préparent aussi aux changements qui s’imposent au niveau mondial pour que nous poursuivions le cours de notre évolution. Concernant la crise sanitaire actuelle, que nous dit-elle ? Quelles leçons pouvons-nous d’ores et déjà tirer de cette pandémie ? Laquelle, sans doute, est moins le fait du hasard que d’une impérieuse nécessité.
Le réactif de l’inaction
Les causes de cette crise ne sont pas tant à chercher dans la nature même du virus. Ce dernier n’est que l’allumette qui met le feu aux poudres. L’origine du mal tient davantage dans la vulnérabilité des organismes sociaux et humains au sein desquels le virus a trouvé toute latitude pour survivre et se répandre. Toutes les épidémies, virales, bactériologiques, numériques ou idéologiques, doivent, pour perdurer, trouver un terrain propice à leur survie et à leur développement. Nos sociétés, l’actualité l’a prouvé ces dernières semaines, sont on ne peut plus favorables à ce type de contagion. Elles le seront d’autant plus qu’elles intensifieront leurs propres développements au mépris des grands équilibres biologiques. Mais encore faut-il relativiser, car, en ce qui concerne la France, et d’un point de vue bassement statistique, le Covid-19 n’a, à ce jour, fait que 7 560 victimes (mise à jour du 04/4/2020).
Ce virus est-il, en soi, véritablement plus mortel que n’importe quelle autre grippe ou affection respiratoire saisonnière ? La question se pose. La canicule de 2003 a mis en évidence notre impréparation face à cette menace inédite à l’époque. Elle aurait fait, selon différentes sources (INSERM, INSEE, INED) environ 15 000 décès en excès durant les deux premières décades d’août 2003. (Source Wikipedia). Par ailleurs, Santé Publique France fait état de 3 000 décès dus à la grippe saisonnière pour l’hiver 2017-2018. L’agence fait mention d’un « excès de mortalité toutes causes et tous âges confondus estimé à 4 800 décès dont 2 850 attribuables à la grippe » entre le 4 décembre et le 7 janvier. Épidémie toutefois moins meurtrière qu’en 2016-2017. Le bilan final annoncé à la fin de cette saison avait été d’une surmortalité de 21 200 décès, dont 14 400 attribuables à la grippe (source franceinfotv.fr). La brutale hécatombe provoquée par le coronavirus ne dit sans doute pas autre chose que la canicule de 2003. Elle souligne notre impéritie et notre manque maladif de bon sens face à une épidémie guère pire que les autres mais qui a eu le seul gros défaut d’être nouvelle et inattendue.
La première erreur qui nous fût fatale a d’abord été de rapatrier les quelques Français résidants à Wuhan, foyer de l’infection en Chine, alors qu’ils auraient très bien pu rester confinés sur place, aux frais de l’État. Respectant ainsi une quarantaine qui aurait naturellement et le plus simplement du monde protégé le territoire français de toute contagion. Pendant ce temps, les autorités ont laissé rentrer en masse quantité de ressortissants français sans qu’il y ait aucun contrôle de température dans les aéroports parisiens. Pendant que l’Italie fermait ses frontières à nos compatriotes, la France quant à elle, forte de ses convictions maëstrichtiennes et européennes, laissait inopportunément entrer des Italiens. Sous prétexte que la fermeture des frontières relevait d’une rhétorique protectionniste, extrémiste et nationaliste, on se refusait à en accepter l’idée, fût-elle de bon sens en de telles circonstances. Sous couvert que certains se sont emparés de certaines thématiques migratoires et d’un vocabulaire approprié, on s’interdit jusqu’à parler la même langue sous prétexte de grossièreté et de politiquement incorrect.
Un pays sous perfusion
La létalité de ce virus est pour une part due à un manque cruel de moyens intellectuels, techniques et humains. Masques, gels hydroalcooliques, respirateurs, lits de réanimation, personnels hospitaliers et connaissances suffisantes en matière de virologie. Un manque de moyens autant logistiques que financiers, et ce depuis des années. Les causes, chacun les connaît : économies drastiques étendues à tous les secteurs du service public, dont notre système de santé. Une obsession constante de la rentabilité, de la productivité et du chiffre ont conduit les précédents gouvernements et les industriels à délocaliser en masse vers les pays asiatiques, dont principalement la Chine. Ironie du sort, c’est encore de la Chine dont nous dépendons aujourd’hui pour nos livraisons en masques, médicaments et autres produits de santé essentiels à la lutte contre un virus lui aussi Made in PRC.
Le 19 janvier 2009, le professeur Didier Raoult, Directeur de l’IHU Méditerranée Infection de Marseille s’exprimait sur France 3 Provence-Alpes au sujet des virus : « Notre capacité à contrôler la diffusion, la contagion est très faible. On ne sait pas lutter contre çà. […] Si un virus mutant venait à apparaître avec la même contagiosité ; compte tenu de notre incapacité à lutter contre la contagion […] par manque de connaissance et d’organisation sociale, on ferait face à un désastre considérable ». (Source Youtube). Dans ce reportage, le professeur Didier Raoult insiste particulièrement sur notre encore trop grande ignorance quant aux moyens de propagation des virus, leur « comportement » dans les différents milieux ambiants, etc.
Or, on voit bien aujourd’hui que les différents moyens mis en œuvre pour lutter contre la contagion font état d’une improvisation et d’une méconnaissance quasi-totale de l’ennemi et de sa contagiosité. Quand durant les premiers jours on nous répétait sans discontinuer que les « gestes barrières » étaient la meilleure manière de contenir le virus, sinon d’en briser les chaînes de propagation et quand on voit aujourd’hui que des communes se mettent à tout désinfecter jusqu’aux façades des maisons et au bitume de la chaussée… il y a de quoi s’interroger sur la pertinence des propos tenus et plus encore sur la compétence des dits spécialistes. Lesquels semblent bien plus l’être dans le domaine de la communication que dans celui de l’infectiologie.
Bien sûr, on ne peut en vouloir à ces derniers et pas davantage leur reprocher l’étendue de leur ignorance dans le domaine qui est le leur. Elle n’est jamais que proportionnelle à l’absence de moyens investis par les pouvoirs qui se sont succédés ces dernières années dans la recherche, la formation, les structures et tout ce qui en amont aurait permis de lutter à armes égales, lorsque la crise fut venue. Nous ne devons pas davantage nous en prendre à nos actuels gouvernants, qui, les pauvres, font ce qu’ils peuvent avec les déplorables certitudes qu’ils ont héritées de leurs prédécesseurs en matière sanitaire, économique et technologique.
On récolte ce que l’on sème
Concernant son impact sur les personnes, ce virus ne touche pas davantage les populations au hasard. On le sait désormais, les victimes sont pour la plupart âgées de plus de 65 ans et souvent atteintes et fragilisées par ce que l’on connaît désormais mieux sous le terme de co-morbidités. Des maladies, affections et carences qui sont, pour la plupart, des maladies dites de « civilisation ». Cancers, obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires et maladies neuro-dégénératives. En d’autres termes, des pathologies qui ne sont autres que les conséquences de comportements sociaux typiques des sociétés industrielles développées de ces 65 dernières années.
Une mortalité également accrue dans des mégapoles surpeuplées de personnes souffrant d’insuffisance respiratoire due à la pollution aux microparticules ; d’obésité due à un mode de vie de plus en plus sédentaire et à une alimentation déséquilibrée, d’origine souvent plus que douteuse et issue majoritairement de l’élevage industriel et de tout ce qu’il peut comporter de risques sanitaires latents. Élevages dont sont d’ailleurs issus la plupart de ces virus dit zoonotiques, c'est-à-dire transmis par les animaux. Les scandales sanitaires, les épizooties et épidémies à répétitions de ces dernières décennies en témoignent : poulets aux hormones, maladie de la vache folle (Encéphalopathie Spongiforme Bovine/ESB), grippe aviaire, virus H5N1, fraude à la viande de cheval, SRAS de 2003, peste porcine tout récemment en Chine… Ce 11 mars dernier d’ailleurs, « les autorités chinoises ont annoncé avoir perdu 50% de leurs troupeaux de porcs reproducteurs dans cette épidémie, soit 500 millions de bêtes. » (Source 20minutes.fr).
Ces populations dites « à risque » sont de fait exposées, au sein des grandes métropoles, à toutes sortes de facteurs aggravants tels que le stress, l’alcool, le tabac, la prise excessive de médicaments et d’antibiotiques, l’automédication, les troubles du sommeil et des carences du système immunitaire. Le tout au sein d’environnements paradoxalement de plus en plus aseptisés, habituant de la sorte les organismes à une paresse immunologique dont nous faisons aujourd’hui les frais. Ajoutons à cela une contagiosité virale largement accentuée par une surpopulation accrue, la mondialisation des échanges et par la concentration de particules et de poussières favorisant la diffusion par voies aériennes.
Enfin, le saccage de la biodiversité et des écosystèmes d’une planète rongée jusqu’à l’os, le trafic d’animaux sauvages, l’élevage industriel aux normes sanitaires littéralement sacrifiées au nom de la productivité, la pollution généralisée, la déforestation, le défrichage systématique depuis les Trente Glorieuses, les barrages, la prolifération d’éoliennes, la réduction même des terres agricoles qui pouvaient encore être un refuge pour des espèces déjà ostracisées par l’homme… Autant de causes favorisant la mutation et la transmission de maladies originellement zoonotiques au populations humaines de plus en plus invasives et confinées. C’est évidemment sans compter sur le réchauffement climatique, lequel n’était, avant cette crise sanitaire, déjà pas la préoccupation essentielle des gouvernements des pays riches. Il risque de l’être d’autant moins à présent. Pourtant, le changement climatique risque à son tour d’amplifier le phénomène des pandémies à répétition du seul fait qu’un climat plus clément à l’échelle planétaire va de fait favoriser la diffusion de maladies infectieuses jusqu’à présent naturellement confinées à des zones géographiques limitées. Enfin, la fonte du permafrost risque à son tour d’entraîner dans l’atmosphère la diffusion de nombre d’« archéovirus » jusque-là maintenus en sommeil et dont on ignore encore tout de la diversité, de la dangerosité et de la contagiosité.
Un modèle à bout de souffle
La crise du Covid-19 est symbolique à plus d’un titre. Elle s’attaque prioritairement à une population vieillissante, souffrant déjà de difficultés respiratoires. Qu’est-ce à dire sinon que nos populations sont vouées à l’entassement et à l’asphyxie progressive au sein des espaces concentrationnaires que sont devenues nos mégapoles. Le réchauffement climatique qui s’annonce y rendra l’atmosphère plus étouffante encore. Notre modèle socio-économique en fait par bien des aspects la triste démonstration : il est à bout de souffle. Aussi bien sur le plan matériel que spirituel. Un renouveau s’impose. Il nous faut une nouvelle inspiration, un nouvel esprit à insuffler pour une humanité en panne, de plus en plus confinée dans ses développements, ses mythes, ses certitudes et ses croyances.
La liberté, nous dit Claude Lévi-Strauss, « […] résulte d’une relation objective entre l’individu et l’espace qu’il occupe, entre le consommateur et les ressources dont il dispose. Encore n’est-il pas sûr que ceci compense cela, et qu’une société riche mais trop dense ne s’empoisonne pas de cette densité, comme ces parasites de la farine qui réussissent à s’exterminer à distance par leurs toxines, avant même que la matière nutritive ne fasse défaut[1]. » Il existe une relation indirecte mais bien réelle entre la dégradation de notre environnement naturel et la dégradation de notre environnement social. En même temps que la somme de nos déchets, rejets et autres prédations, atteint la limite toxique supportable ; nos déjections sociales, idéologiques et culturelles atteignent elles aussi des seuils qu’il nous sera difficile de franchir sans que tout l’ensemble du modèle occidental ne s’effondre. De manière générale, on ne peut que constater que ce modèle est en panne : crises à répétition, montée des populismes, des extrémismes, des intégrismes, des anarchismes de tout poil, des violences multiples, des communautarismes ou séparatismes… Le tout joint à un individualisme exacerbé et encouragé à grands renforts de slogans. Lesquels invitant chacun à se croire toujours plus unique et digne des meilleurs produits que la société puisse lui offrir grâce au crédit et à l’asservissement volontaire.
Le quasi effondrement du système de santé qui a lieu aujourd’hui sous nos yeux n’est sans doute que le préalable au chaos qui s’annonce, plus vaste, plus définitif. Celui qui va consister à mettre l’ensemble de nos économies occidentales sens dessus dessous. Pour ma part, j’en suis largement convaincu, l’effondrement des sociétés, des civilisations comme de tous les systèmes quelque peu complexes et organisés est inévitable et même souhaitable dans une certaine mesure. Il est inévitable parce qu’il est inscrit dans le principe même de la construction de ces systèmes. Souhaitable parce qu’il est garant du renouvellement, de l’évolution et de la survie même de ces organisations.
Toute forme de complexité, d’organisation, de système dynamique ne doit sa survie et sa pérennité que grâce aux réorganisations ponctuelles qui ont lieu tout au long de son histoire. De la même manière qu’au cours de l’évolution des espèces, l’évolution des systèmes vivants se fait sur le mode ponctualisteet non gradualiste. À l’inverse du gradualisme qui sous-entend une évolution continue, quasi régulière est faite d’infimes modifications les unes à la suite des autres, le ponctualisme quant à lui postule que l’évolution du vivant comprend de longues périodes d’équilibres, ponctuées de brèves périodes de changements importants tels que la spéciation ou les extinctions de masse. Tout système parvenu à un certain niveau de complexité et d’organisation finit tôt ou tard par plafonner. Une métamorphose s’impose qui, d’origine endogène ou exogène, permettra dans tous les cas de rompre avec le passé et d’inaugurer de nouveaux horizons et axes de développement.
La crise, pour ne pas dire les crises actuelles qui menacent notre espèce ne sont encore que des épiphénomènes. Pour autant, elles sont les signes annonciateurs de plus grandes catastrophes. Mais elles ne le seront qu’au regard de l’humanité elle-même. Au-delà, ce n’est que la vie qui suit naturellement son cours. Je suis en train de lire Stephen Jay Gould. Dans ses chroniques, le paléontologue s’exprime souvent sur les extinctions de masse qui ont ponctuées le cours, souvent erratique, de l’évolution des espèces. Ces extinctions, tout au long de l’histoire de la vie sur notre planète, ont eu une fréquence relativement régulière. En éliminant systématiquement des pans entiers de biodiversité elles ont favorisé un renouvellement quasi total de l’éventail du vivant et relancé l’arbre de l’évolution dans de nouvelles directions.
Notre espèce, sous sa forme actuelle, semble avoir atteint la limite de ses développements. Et ce, quelque soit l’angle par lequel on l’aborde. Une certaine urgence se fait sentir de toutes parts. Une certaine impatience aussi au sein d’une humanité qui sent bien, au fond d’elle-même, intimement, qu’elle est parvenue au terme de ses idéaux et de ses mythes anciens. Lesquels n’ont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, tenu toutes leur promesses. Ne sommes-nous pas d’ailleurs coupables d’y avoir cru ? Une remise en question globale de la part des sociétés industrielles dites « développées » s’impose. Il nous faut, de toute urgence, et cette dernière crise nous montre en quelque sorte la voie, redéfinir nos développements futurs sur la base d’une co-évolution en harmonie et en symbiose avec les forces de la nature. Cette évolution à venir ne doit plus prendre la forme d’un combat livré contre la nature, mais celle d’une étroite collaboration emprunte d’humilité et de respect. Dans le même temps, cette révolution en accompagnera une autre, celle d’une prise de conscience globale et d’une mise en réseau effective des individus humains à travers ce que Joël de Rosnay appelle un flux empathique à l’échelle de la planète. Une forme d’hyper-connexion, d’intersubjectivité non pas tant numérique, elle a déjà lieu, que conscientique. L’une n’étant que la matrice de l’autre.
Or, ce n’est certainement pas la chute d’un astéroïde, pour le moins improbable, qui risque de renouveler le genre Homo. Par contre, nos comportements de masse produisent les antidotes à nos propres poisons. Les virus, en l’occurrence, qu’ils soient d’ailleurs biologiques ou idéologiques, ne sont-ils pas de ceux-là ? Sorte de biomécanismes d’autorégulation qui, passé un certain seuil démographique, émergent de nos comportements sociaux et contiennent, pour un temps, l’humaine contagion. “Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve” disait le poète Hölderlin. Cela peut sembler difficile à croire, mais les virus et bactéries, qui furent les premières formes de vie aptes à se développer sur notre planète réfractaire, seront peut-être les agents qui contribueront à sauver l’humanité d’elle-même. Il y a 2,4 milliards d’années, les cyanobactéries ont amplement contribué à oxygéner l’atmosphère primitive et à la rendre respirable aux micro-organismes qui suivirent. Aujourd’hui, il se pourrait bien que le coronavirus contribue à apporter un souffle nouveau à l’espèce humaine.
_____________________ 1. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, coll. Terre humaine Poche, 1955, p. 169.