EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   
Vendredi 4 septembre 2020

LES MOTS JUSTES OU JUSTE LES MOTS

Au moins une fois la semaine désormais, le journal télévisé nous livre son lot d’images de dégradations urbaines, incendies de véhicules et autres vitrines brisées, magasins vandalisés et pillés pour des prétextes le plus souvent fallacieux de la part de groupes anarco-extrémistes, anticapitalistes ou alter-mondialistes mais surtout très opportunistes. Les temps sont à la révolte, à la revendication, à la déconstruction, à l’opposition systématique et systémique… mais plus encore, à la prédation grossièrement fardée d’idéologies vieilles comme le monde et usées jusqu’à la corde.
 
Or, les faits ne furent pas les seuls à me choquer. Quelles n’ont pas été ma surprise et ma consternation d’entendre le journaliste commenter les images et qualifier ces actes d’une violence avérée d’incivilités. Incivilités ! Au même titre que l’insulte faite à l’automobiliste qui vous refuse la priorité ou au refus de la priorité lui-même. Incivilités ! Comme refuser de tenir la porte à la vieille dame ; de laisser sa place assise dans le bus ou dans la salle d’attente à la femme enceinte. Incivilités ! Comme cracher dans la rue, laisser son toutou déféquer sur le trottoir, y jeter son mégot, sa canette de bière ou son masque FFP2. Désormais donc, saccager le mobilier urbain, mettre le feu aux poubelles ou aux véhicules, vandaliser les abris bus, caillasser les véhicules de police ou de pompiers… voila autant de faits relégués au rang de simples et très ordinaires incivilités. C’est à se demander si des personnes cultivées comme sont censés l’être les journalistes et présentateurs vedettes du 20 H connaissent encore le sens et la portée des mots qu’ils prononcent devant des millions de téléspectateurs.
 
Le fait pourra paraître anecdotique pour certains. Pour moi, il est révélateur d’une tendance contemporaine à l’inversion des valeurs ; au mieux, à leur dégradation qui n’est que le symptôme – un de plus – de la déliquescence irréversible de notre monde occidental. Au cœur de nos sociétés comme au sein de tout organisme, la communication est primordiale ; vitale même. On sait aujourd’hui à quel point l’inflorescence du langage au sein de l’espèce humaine en formation a littéralement propulsé celle-ci dans un monde absolument nouveau. Nous n’y prêtons plus cas aujourd’hui tellement le langage nous est naturel, évident, consubstantiel. Mais de sa maîtrise, de son respect et de sa précision dépendent non seulement notre représentation du monde, mais surtout sa cohérence et sa stabilité.
 
La plupart des conflits, qu’ils soient de voisinage ou internationaux, quand on s’attarde sur leurs causes, trouvent la plupart du temps leur origine dans une absence de communication ; une incompréhension mutuelle. Laquelle s’explique à son tour dans la difficulté toute naturelle à faire « s’entendre » (le terme est ici évocateur et révélateur) deux cultures historiquement, culturellement et donc, linguistiquement différentes.
 
Emerson a cent fois raison quand il écrit que la corruption de l’homme entraîne une corruption du langage. Mais cette dernière n’est pas sans influer à son tour sur nos propres comportements. Le langage dit assez notre vision, notre perception et notre relation au monde pour que la dégradation de celle-ci entraîne de facto la dégradation de notre principal outil de relation au monde. Or, le phénomène est bel et bien rétroactif dans le sens où cette altération progressive du langage à travers la modification du sens que nous prêtons aux mots entraîne à son tour une modification de notre relation aux choses, au monde comme aux êtres qui le peuplent. C’est ce qui s’est progressivement passé au fil des siècles et des progrès de la civilisation dans notre relation à l’animal. L’animal (du latin anima : vie, âme) originellement doué de vie et de sensibilité est progressivement devenu la bête avec tout ce que ce mot suppose de charge péjorative, de dégradation, de mépris, enfin de chosification, porte ouverte à toutes les formes de dévalorisation, d’asservissement, d’exploitation et de barbarie. À travers notre propre histoire humaine, les exemples sont malheureusement nombreux où les mots sont venus en renfort des pensées et des actes les plus sombres pour mieux les justifier, les légitimer. Quand ce n’étaient pas les actes eux-mêmes qui se sont fait la continuation logique au sein du réel de pensées et d’émotions à l’origine fantasmées.
 
Le fait ici, pour anodin qu’il puisse encore paraître, n’en est pas moins révélateur. Il dit de façon évidente à quel point notre société est en train de perdre pied ; de se déliter pour avoir trop longtemps laissé filer les actes de violence quotidiens entre les mailles d’un langage de plus en plus lâche (dans les deux sens du terme), de moins en moins précis, efficace et utile tant à la description du monde qui nous entoure qu’à la préservation de ses valeurs et jusqu’à sa structure même. Par crainte de la polémique, du dérapage verbal, de la stigmatisation (un mot très à la mode et très utile pour masquer une victimisation tout aussi répandue) et par respect obséquieux du politiquement correct, on prend le risque inconsidéré de laisser se développer autant de poisons au sein de nos sociétés.
 
Il semble que de plus en plus, le langage, au même titre que nos sociétés elles-mêmes, devient chaque jour davantage plus policé, aseptisé. De plus en plus fréquemment on opte, dans le discours officiel, pour une forme de neutralité du propos propre à éviter toute aspérité possible pour les oppositions de toutes sortes, les détracteurs et polémistes de profession. Un discours le plus souvent lénifiant, propre à ménager les susceptibilités de tous bords. Or, cette neutralité du discours officiel, public ou médiatique est la porte ouverte à l’inaction et à l’apathie intellectuelle autant qu’à une forme grandissante de paralysie institutionnelle.
 
Les mots s’attachent à décrire les faits et à leur conférer un caractère universel. Ils leur prêtent une identité susceptible d’être partagée par tout un chacun. Le langage, la parole, le phonème sont les lieux d’une mise en commun du phénomène et donc du monde initialement donné comme représentation unique pour soi seul car perçu par autant d’individualités, d’histoires, de vécus et de sensibilités différentes et singulières. Aussi, et au-delà de cette singularité des apparences, le langage nous engage dans un monde commun. Il crée le premier lien, le réseau intersubjectif de perceptions et d’informations qui permet l’objectivation du monde, du réel. Laquelle permet de le décrire et de le vivre non plus comme une expérience exclusivement individuelle (ce qu’il est originellement et intrinsèquement) mais comme une expérience commune partagée par tous les membres d’une même culture. Autrement dit, les praticiens d’une même langue.
 
Dans le même temps, le langage est l’outil indispensable d’une vérification et donc d’une réification ou réalisation du monde grâce au sens commun, au consentement mutuel qu’il induit. Aussi, dégrader notre langue et l’usage qu’on en fait s’apparente ni plus ni moins à dégrader notre relation au monde lui-même, à la société et aux autres individus en particulier. Comme n’importe qu’elle structure vivante, les langues elles-mêmes sont appelées à évoluer. Ce qu’elles ont naturellement fait tout au long des siècles. Pour autant, elles l’ont fait à leur rythme qui est aussi celui de l’évolution des sociétés et de leurs différentes corporations et institutions. Mais comme au sein de toute évolution, il est des éléments perturbateurs, anarchiques ou mutants. Lesquels ont des comportements ou des rythmes de croissance qui ne sont pas en phase ou en harmonie avec les structures qui les abritent et dont ils sont censé accompagner les développements. Ils sont donc de nature pathogène. Le langage n’échappe pas à ce type de risque.
 
Pour une même plante, le qualificatif de nuisible ou celui d’indésirable ne désignera pas le même objet. Du moins, le mot ne nous la fera pas considérer de la même manière et notre comportement vis-à-vis d’elle s’en trouvera modifié. Ce, de la même manière qu’un acte de vandalisme n’est pas une incivilité. La charge affective des mots pourrait très bien, à terme, modifier nos comportements vis-à-vis des faits qu’ils sont censés désigner ou décrire. Altérer la description des faits par un vocabulaire inapproprié consiste ni plus ni moins à altérer notre perception des faits elle-même et par là l’impact ou la trace qu’ils vont de proche en proche laisser dans notre mémoire affective et collective. Mettre sur un même plan l’insulte, le geste déplacé et l’acte de vandalisme n’élèvera jamais l’insulte faite à autrui au niveau du crime. Au contraire, cette confusion aura les plus grandes chances de contribuer, au cœur de notre perception commune, à reléguer au rang de simple délit sans gravité notable des crimes contre la société sinon contre l’humanité elle-même. Une faiblesse du langage qui contribuera à renforcer le sentiment d’impunité en même temps qu’une banalisation de la violence non seulement pour ceux qui la pratiquent mais aussi pour ceux qui la subissent.
 
Chacun sait que la loi n’est déjà pas la justice. Chacun sait aussi qu’en dépit des textes, des articles et amendements innombrables, la loi, pour un même délit, ne sera pas pareillement appliquée selon que la sensibilité des juges et des magistrats sera différente d’un tribunal à l’autre. Mais lorsque les mots eux-mêmes finissent par ne plus désigner les mêmes faits ou que ces mêmes faits parviennent à se dissimuler sous des termes différents, différemment perçus par les uns ou les autres, alors la question se pose. Au sein d’une société où la perte de repères semble être le mal du siècle et où même les notions communes de bien et de mal voient leurs contours de plus en plus flous, qu’en sera-t-il de la loi sinon de la justice elle-même ? Chacun à terme ne voyant plus désormais que midi à sa porte. C'est-à-dire ne considérant plus le bien et le mal que comme des notions toutes personnelles et dont il sera dorénavant le seul apte à en définir les formes et la mise en pratique.
 
En d’autres termes, sommes-nous prêts, à force d’approximation et de médiocrité dans notre langage comme dans nos actes, à juste vivre dans le monde en prenant le risque d’y sacrifier jusqu’à l’idée même de justice ? Où bien consentirons-nous à fournir l’effort qui s’impose. Celui qui consiste à utiliser en toutes circonstances les mots les plus justes. Lesquels ont souvent fait la démonstration de leur efficacité dans la construction d’un monde lui-même épris de justice.



 
 
 



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