EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   
Vendredi 18 septembre 2020

LE PARFUM DES FLEURS ET LA JUSTE MESURE DU MONDE

"La science ne décrit pas le monde tel qu’il est mais tel que l’homme le perçoit."
 
De plus en plus souvent une forme de néo-positivisme tend à vouloir faire la démonstration du bien-fondé de tout rationalisme. Les apparentes victoires de plus en plus nombreuses des sciences et des techniques sur la matière font au quotidien la démonstration par l’exemple de leur toute puissance et du peu de place laissé à toute forme de vision globale de l’univers. Le discours qui tend à convaincre tout un chacun de la forme exclusivement mathématique et donc matérielle du cosmos se fait de plus en plus présent sinon même parfois insidieux. Sans doute cette tendance n’est-elle pas volontaire. Pour autant, elle tend à accentuer une fracture déjà largement consommée entre Nature et Humanité ; entre Nature et Culture, lors que les faits naturels eux-mêmes devraient au contraire nous encourager à remonter le cours des évènements et à opter pour une vision globale de la vie. Vision qui nous aiderait sans aucun doute à mieux appréhender les enjeux et à mieux relever les défis qui s’annoncent.
 
Une récente émission de télévision diffusée en guise d’interlude consistait à faire une fois de plus la démonstration par les faits que notre monde était en tous points régi par des lois mathématiques et que, implicitement, maîtriser ces lois consistait à maîtriser le monde lui-même. Je m’explique. Désormais, tout mathématicien émérite est à même de mettre en formule n’importe quel aspect de notre vie quotidienne comme n’importe quel évènement naturel. Tout est désormais quantifiable, modélisable, numérisable et susceptible d’être imité, reproduit, dupliqué, cloné… Depuis la mise en équation de la chute d’une feuille morte, celle d’un flocon de neige en passant par l’exécution d’un créneau et jusqu’aux différentes représentations et modélisations de l’univers, tout semble accréditer la toute puissance des sciences et de l’outil mathématique.
 
Pour autant, et aussi précis soit-il, l’outil même scientifique et mathématique reste un outil quand la tentation à travers nombre d’abus de langage serait de prendre les mathématiques pour la matrice même de notre monde sous prétexte de correspondances multiples. Ce succès, certes grandissant quant à sa description des faits physiques, atteste essentiellement d’une cohérence du monde avec lui-même. Aussi, ce n’est pas parce que les mathématiques sont ce qu’ils sont que le monde est ce qu’il est. Mais parce que le monde est ce qu’il est que les mathématiques parviennent à en rendre compte jusqu’à un certain point de cohérence. Mais jusqu’à un certain point seulement. Pour preuve, les difficultés à ce jour toujours non résolues quant à l’unification des différentes forces et dimensions de l’univers lui-même.
 
Grâce à la puissance de calcul de nos actuels disques durs, certains n’ont de cesse de se gargariser et de se gausser des résultats obtenus. Lesquels sont largement plus du domaine de la gesticulation et de la débauche technologiques, parfois autant inutiles que ridicules, que d’une véritable avancée de la connaissance. Forts de ces petites victoires et étourdis par tant de réussites technologiques, les mêmes n’hésitent pas à qualifier le réel comme obéissant en tous points aux lois et formules mathématiques. Or ce genre de discours à consonance anthropocentrique tend à se diffuser massivement au sein d’un large public tout acquis à la cause technologique. L’inquiétude étant qu’aucun autre discours ne semble être aujourd’hui en mesure d’apporter de contradiction, sinon une certaine tempérance à des propos qui ne font que renforcer des extrémismes scientistes comme le transhumanisme. Un discours qui, de surcroît, tend à concéder aux sciences un pouvoir autrement plus inquiétant qui consiste non seulement à désigner ce qui est vrai et ce qui est faux, mais aussi ce qui est bien et ce qui est mal.
 
Pourtant, les sciences comme les mathématiques qui en sont l’outil principal, au même titre que la musique, ne sont que des langages comme les autres. En tant que tels, ils collent au réel. Ils correspondent à une vision commune du monde. Laquelle n’en est pas moins une vision superficielle dans les deux sens du terme. C'est-à-dire une vision parcellaire et uniquement de surface. Nous nous fions encore et toujours aux apparences et les mathématiques, à l’instar des sciences, sont un langage des apparences. Ils sont les moyens d’une modélisation de la forme quand bien même cette modélisation ait été poussée jusqu’aux limites mêmes de la forme pour passer dans le domaine de la théorisation. Notre monde est certes à composante mathématique. Mais pas davantage qu’il n’est à composante optique, linguistique, artistique, poétique sinon même spirituelle ou mythologique. La magie, qui pendant des millénaires a constitué pour la plupart des peuples autochtones la seule forme de compréhension et d’interprétation du réel, a néanmoins permis à ces peuples, en dépit de ses faiblesses inhérentes et de ses lacunes, d’entretenir une relation cohérente et qui fait sens avec le monde objectif. Tel un miroir, le monde nous renvoie fidèlement ce que nous y déposons par l’acte de percevoir.
 
Les symboles ne disent pas tout. Et les chiffres, au même titre que les mythes, sont des symboles comme les autres. Infiniment plus précis certes, mais des symboles tout de même. De la même manière que des points de couleurs (pixels) sont à même de nous rendre une image, une représentation incroyablement précise et fidèle du réel, celle-ci n’en reste pas moins une image. Les mathématiques n’opèrent pas différemment. Quant à leurs succès, à leur fidélité dans la description ou la retranscription des phénomènes, elle tient simplement au fait que l’outil mathématique est extrait du monde réel et de la perception qu’on en a. Bien qu’étant plus universel que la musique, elle-même plus universelle que la parole, le langage chiffré n’en a pas moins ses limites. Lesquelles se bornent aux dimensions mêmes de notre espace-temps. Au-delà, nous nous heurtons à l’inconnaissable, à l’infranchissable, à l’indescriptible et à l’inconnu.
 
L’outil mathématique est on ne peut plus efficace tant que son domaine d’application se limite à l’observation et à la description, tout au plus à la prévision - par définition statistique – des faits observables. Autrement dit, tant qu’il s’occupe de causalité ordinaire. Mais la matière n’est sans doute pas tout. Du moins, la perception que nous en avons n’est-elle pas complète. Or, cette partie manquante a toutes les chances d’échapper à nos formules mathématiques de la même manière que le parfum d’une fleur échappe à l’objectif photographique.
 
Pour ne citer qu’un exemple, notre mesure du temps elle-même, pour précise qu’elle est aujourd’hui grâce aux horloges atomiques, n’en reste pas moins une mesure toute relative. Le temps mesuré, quantifié est un temps arbitraire, social, consensuel et consenti par la majorité, le sens commun et pour des finalités essentiellement pratiques. Au même titre que les notions d’espace ou de vitesse, le temps est on ne peut plus relatif car sa notion est inhérente à un système de représentations du réel. Plus encore, à un mode de perception de ce dernier. Tout n’est question que de repères et de références. Albert Einstein l’a suffisamment bien démontré avec la théorie de la relativité. Pour un trou noir, nos notions d’espace à trois dimensions (euclidien et newtonien) ne veulent plus dire grand’chose. Pour un photon, la « perception » du temps est également sans commune mesure avec la nôtre. De même que pour un neutrino, la notion de matière.
 
Dans la plupart des cas, nous considérons le réel par le mauvais bout de la lorgnette. Il faut partir du global pour expliquer le local et non partir du local, du particulier (ou de la particule) pour expliquer le global. Contrairement à ce que nous appliquons à notre échelle humaine, au sein de nos activités sociales, industrielles, économiques… le monde ne s’est pas fait par assemblages ou concrétions successifs. C’est bien sûr le cas au niveau local comme en ce qui concerne la formation des galaxies ou des différentes étoiles et systèmes solaires. Mais ce ne sont là que des aspects de surface.

 
Diversité et pluralité de surface
Unité de fond

 
Au-delà ou en deçà devrais-je dire, c’est l’unité qui prévaut dont le big-bang à ce jour est l’ultime représentation. Car c’est bien à partir de cette unité primordiale que l’univers a commencé à s’épanouir dans l’espace et le temps. C’est bien à partir de cet « ovocyte » primitif que le réel, la matière, se sont progressivement subdivisés en autant de représentations de surface, l’ordre explicite de David Bohm, toujours liées originellement au-delà de l’espace et du temps à une unité de profondeur : l’ordre implicite. Car à y regarder d’un peu plus près, ou plutôt de manière décalée ou à rebours, il s’agit bien de deux ordres différents mais néanmoins communs, qui font le monde, comme l’avers et le revers d’une même pièce de monnaie.
 
Ces deux dimensions du réel, du phénomène sont les suivantes : une dimension de diversité et de pluralité de surface définie par toutes les formes d’interactions possibles, de perception, et qui relève essentiellement de la forme, compatible avec nos différents domaines de perception sensoriel, scientifique, analytique et théorique. La seconde dimension relève de ce que j’appelle une unité de fond. Elle s’apparente à un domaine d’information pure que David Bohm appelle l’ordre implicite et qui échappe, du moins dans son essence, à toute perception empirique, scientifique ou même théorique.
 
Hasard, chaos, sont quant à eux représentatifs de cette phase de transition vue depuis notre dimension, entre l’un et l’autre de ces deux ordres, de ces deux dimensions du réel. Ils sont la « surface de contact », l’interface entre le potentiel et son actualisation localisée dans l’espace et le temps. C’est en quelque sorte l’ordre implicite réagissant sur lui-même. Lequel, à travers cette forme d’autocatalyse ou boucle de rétroaction, se révèle ponctuellement et partiellement à lui-même en se manifestant ; en existant.
 
Notre manière de voir, d’analyser et plus encore, nos vaines tentatives pour expliquer le monde dans son essence sont tributaires de notre manière de l’envisager et de le vivre au quotidien. En confondant les deux méthodes, les deux approches, nous confondons les résultats. Au final, nous entretenons la confusion et nous ne progressons guère. Expliquer, analyser, décrire et comprendre la structure d’un poème ne nous fera jamais comprendre pourquoi ni comment naît un poème. Pareillement pour la musique, les arts de manière générale et pour tout ce qui relève d’une part de spontanéité, de liberté, de création pure et qui, de fait, échappe à toute analyse positive. Tout découpage du mouvement, pour aussi fin, rigoureux et précis qu’il puisse être, ne nous renseignera jamais sur la nature intrinsèque de celui-ci.
 
Pour comprendre un phénomène, une structure, un système, un organisme ou une organisation quelle qu’elle soit, il faut pouvoir le ou la considérer dans sa totalité. C'est-à-dire à travers toutes ses dimensions. Or, nous outils physiques, à l’image de nos outils intellectuels dont ils sont les prolongements, nous imposent naturellement des limites. On ne peut étudier un objet, un sujet ou un phénomène quel qu’il soit sans en définir les contours aussi arbitraires soient-ils. Sans l’extraire de son milieu physique, affectif ou historique à un moment ou à un autre. Or, c’est précisément là que réside le malentendu. Dans notre tendance et notre besoin d’isoler pour analyser. Or, isoler, c’est déjà contrefaire ou altérer la réalité. Car il n’est aucun élément du réel qui ne soit par définition indépendant et libre de toute relation avec le réel ; c’est donc altérer sinon fausser les résultats possibles.
 
Notre monde sinon l’univers lui-même représentent un organisme à part entière. Un tout dont le « système nerveux », le réseau de communication et d’information nous est encore largement inconnu. De la même manière qu’il est absurde d’étudier le fonctionnement d’un organe indépendamment de l’organisme au sein duquel il s’inscrit et dont il est lui-même issu, il est tout aussi absurde et vain d’étudier chaque élément de notre monde, de l’infiniment petit à l’infiniment grand sans les relier constamment en esprit à l’ensemble de l’organisme au sein duquel ils s’inscrivent et surtout à partir duquel ils se sont progressivement formés, toujours en étroite et intime relation.
 
Rien ne sert d’étudier une pierre en se limitant à sa seule organisation structurelle, à l’agencement de ses atomes, à leur nature. Cela certes suffira peut-être au géologue pour savoir ce qu’est la pierre, la roche, à cet instant précis. Mais cela ne le renseignera jamais sur ce que cette roche exprime de par son histoire, ses origines, son évolution et tout ce qu’elle peut renfermer de réponses pas toujours mesurables et quantifiables. Une pierre n’est pas le fruit direct de la juxtaposition de ses atomes et de ses cristaux spécifiques. Elle est le fruit lentement mûri d’une rupture, de la séparation d’une paroi rocheuse plus ancienne par érosions successives. Paroi elle-même issue d’un dépôt sédimentaire, de forces de compression ou de subduction ou d’anciennes éruptions volcaniques ou magmatiques trouvant elles-mêmes leurs origines dans la tectonique des plaques et les plus lointaines périodes de l’histoire de la Terre.


 
La pierre est donc le résultat, l’expression localisée des subdivisions successives d’une unité originelle. Laquelle, si on en remonte patiemment le cours, nous ramène inéluctablement jusqu’à l’unité première du cosmos, originellement indivise et dont la première manifestation/représentation demeure pour nous à ce jour le big-bang. La pierre, comme toute création d’origine naturelle est donc le résultat, certes transitoire, de cette « mitose » cosmologique qui contribue à exprimer un certain ordre, une certaine dynamique, peut-être même une information depuis 13,7 milliards d’années de chaos et d’agitation, de création et de réaction successives au sein de la matière.
 
Les sciences et les mathématiques ne parviendront jamais à appréhender le monde dans son unité implicite parce qu’ils sont des outils de surface. Les prolongements de nos sens et de notre perception du monde. Parce qu’ils sont des extensions de ce qui fût originellement conçu de manière empirique et pragmatique par l’évolution pour nous préparer et nous aider à vivre en intime relation avec notre environnement. Autrement dit dans le monde. Ils sont des instruments à composante mécanique issus d’une représentation et d’une perception mécaniques du réel. Lesquelles se sont construites pour des finalités mécaniques autrement dit pratiques.
 
Aussi, pour obtenir du réel une description véritable, totale, complète et objective nous faudra-t-il enfin consentir à changer nos outils en même temps que notre regard sur le monde. Pour le regard, je l’ai assez expliqué ici. Il lui faudra s’exercer à une nouvelle vision ; à de nouvelles perspectives toujours plus larges. Sans doute en sollicitant les services d’une métaphysique renouvelée. Quant à l’outil, il existe depuis la nuit des temps. Il est représenté par toutes les traditions à la fois spirituelles et philosophiques des différentes civilisations. Elles apporteront à n’en pas douter le souffle nouveau qui fait aujourd’hui cruellement défaut à la recherche occidentale. Lequel nous permettra enfin de nous atteler sérieusement à cette nouvelle, ambitieuse et merveilleuse tâche. Une longue et non moins merveilleuse aventure qui consistera à découvrir et à appréhender le monde à sa juste mesure.
 
 



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