EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   
Dimanche 1er mars 2020

L'ÂGE DE CRISTAL II
 
De toutes les manières, notre espèce a une naturelle tendance au conservatisme, à la préservation et à la pérennisation des acquis. Nous supportons mal toutes les formes de changement parce qu’ils sont autant de sources d’inquiétude, d’inconfort. Tous synonymes d’une perte de contrôle et d’anticipation par absence d’informations sur l’avenir. Or cette disposition, qui nous est aussi naturelle qu’elle est nécessaire à notre survie individuelle ou collective, n’en va pas moins à l’encontre des forces même de la nature si elle est poussée trop loin dans ses limites.
 
Quand la nature et la vie ne sont que brassages, bouleversements, crises et chaos de toutes sortes et de toutes les dimensions, les sociétés humaines, de plus en plus, n’aspirent qu’à la fixité, aux conservatismes de toutes natures. Jusqu’à la prolongation de la vie elle-même, quel qu’en soit le prix : celui de la dignité et de la liberté. Pour conjurer la mort de son animal domestique préféré, certaines personnes fortunées n’hésitent pas à le cloner, pensant le voir ainsi ressusciter. D’une autre manière, d’autres profitent de cette nostalgie du passé pour faire revivre au travers d’hologrammes de plus en plus réalistes, les stars qu’ils adulaient de leur vivant. Le tout, comme toujours, alimentant un juteux commerce. Le désir d’immortalité, à travers le mouvement transhumaniste, incarne cette tendance. Pour autant, il n’est qu’une falsification qui risquerait d’entraîner à sa suite notre mort collective.
 
Bien sûr, nos sociétés les plus développées changent, évoluent, se métamorphosent, créent. Mais ces changements ne vont pas nécessairement dans le sens de notre survie collective quand ils oeuvrent le plus souvent pour notre survie individuelle. L’immortalité en serait d’ailleurs l’aboutissement ultime, dans tous les sens du terme. Ces « révolutions » technologiques, industrielles, médicales, culturelles ou politiques, qui ont cours depuis un siècle et demi, ne répondent malheureusement pas aux nécessités vitales imposées par nos propres développements. Elles ne répondent pour la plupart qu’à des besoins individuels qui sont ensuite transposés aux masses. Ces changements sont le plus souvent les résultats de politiques qui, sans jamais se l’avouer, ne sont que démagogie. Elles ne font que jouer sur les passions populaires, et la tendance ne semble pas prête de s’inverser.
 
La leçon de Spartacus
 
Suite au récent décès de
Kirk Douglas, un des acteurs préférés de mon enfance, j’ai pris plaisir à le revoir au cours d’entretiens sur les plateaux de télévisions, et plus particulièrement en français. C’est un vrai régal que d’entendre s’exprimer de tels acteurs dans sa langue maternelle. Çà nous les rend tellement plus proches, plus nôtres, plus intimes même. Mais là n’est pas mon propos. La star était invitée à l’émission Apostrophe animée par Bernard Pivot 1. C’était en 1989. Kirk Douglas était là pour parler de son autobiographie Le fils du chiffonnier. L’acteur s’y exprime entre autres au sujet de ses enfants et surtout de Michael dont il dit que d’une certaine manière, l’accession à la reconnaissance et à la notoriété en tant qu’acteur a sans doute été pour lui plus difficile qu’elle ne l’a été pour son père. En ce qui le concernait, Kirk Douglas estimait que pour lui, et du fait de ses origines modestes et de toutes les privations que n’importe quel fils d’immigré du début du XXe siècle fût amené à endurer, il n’avait d’autres pensées à l’esprit que de vouloir s’en sortir.
 
Ces difficultés quasi quotidiennes l’ont poussé de l’avant, l’obligeant à travailler sans relâche pour échapper à sa condition et réaliser le rêve américain. Se battant quasiment chaque jour pour vaincre l’adversité, comme son père l’avait fait avant lui comme chiffonnier, et pour forcer le destin. Ces épreuves, ces années de vaches maigres ont été pour lui une bénédiction. Et il estimait, a posteriori, avoir eu beaucoup de chance d’en passer par là. Car ce sont ces épreuves qui l’on conduit à devenir ce qu’il est devenu par la suite. Poursuivant son propos, Kirk Douglas compare son parcours à celui de ses enfants. Lesquels ont eu, selon lui, et paradoxalement, beaucoup plus de difficultés à réussir dans la vie et à se faire un prénom, du fait même qu’ils n’ont pas eu à passer par toutes les privations et l’ostracisme que leur père a pu connaître en son temps. La chance d’avoir eu un père riche et célèbre leur a de fait ôté toutes les raisons naturelles de se battre pour survivre et donc évoluer. Kirk Douglas résume non sans humour, que son fils Michael, pour ne citer que le plus connu, avait toutes les raisons de passer ses journées à jouer au polo, plutôt que de travailler dur pour devenir un acteur accompli et reconnu au moins aussi talentueux et adulé que son père.
 
Pour évoluer : se laisser agresser
 
Or, c’est bien là que réside le principe même de toute forme d’évolution, de progression et d’épanouissement individuel ou collectif. Il réside non seulement et primitivement dans l’action, certes ; mais plus encore dans la réaction aux épreuves, aux contraintes, aux exigences ou contingences de toutes sortes. Qu’elles soient produites par notre environnement biologique, sociétal, humain, individuel ou même idéologique.
Joël de Rosnay nous dit sans détours que pour évoluer, il faut se laisser agresser : « Un système homéostatique (ultra-stable) ne peut évoluer que s’il est “agressé” par des évènements venant du monde extérieur. […] une organisation peut se maintenir à la manière d’un cristal ou d’une cellule vivante. Le cristal maintient sa structure grâce à l’équilibre de forces qui s’annulent à chaque nœud du réseau cristallin. Grâce aussi à la “redondance”, c'est-à-dire à la répétition des mêmes motifs. Cet état statique, fermé sur l’extérieur, ne lui permet pas de résister aux perturbations du milieu : si la température s’accroît, le cristal se désorganise et fond. La cellule, au contraire, est en équilibre dynamique avec son environnement. Son organisation n’est pas fondée sur la redondance, mais sur la variété de ses éléments. Système ouvert, elle se maintient dans le renouvellement continu de ses éléments. C’est cette variété et cette mobilité qui permettent l’adaptation au changement.
L’organisation cristal évolue difficilement : dans les à-coups de réformes radicales et traumatisantes. L’organisation cellule cherche à favoriser l’évènement, la variété, l’ouverture sur le monde extérieur. Elle ne craint pas une désorganisation passagère, condition d’une réadaptation plus efficace. Admettre ce risque transitoire, c’est accepter et vouloir le changement. Car il n’y a pas de changement réel sans risque
2. »
 
Fondamentalement, toute agression est neutre. C’est notre résistance au changement, à la plasticité, à la mobilité physique ou idéologique qui la rend traumatisante dans le pire des cas, dérangeante ou agressive dans le meilleur. L’agression est une notion d’ailleurs toute biologique car tous les êtres vivants, depuis la bactérie jusqu’à l’homme en passant par la plante ressentent des agressions ; quand la matière inerte, quant à elle, ne reçoit que des informations dénuées de toute interprétation affective. Suivant donc que cette « information » sera traitée et intégrée, elle participera ou non à l’enrichissement et à l’évolution du système ou de la structure qui la reçoit ou la subit.
 
Depuis les premiers temps du monde, depuis la première seconde au sein du chaos primordial, en passant par le bombardement météoritique subit par toutes les planètes du jeune système solaire, toutes ces « agressions » comme nous les nommons, ont été autant d’informations qui ont nourri l’évolution du cosmos et jusqu’à l’apparition de la vie sur Terre et sans doute dans d’autres systèmes solaires. Pas à pas, progressivement, les choses changent ou « aspirent » à changer, à évoluer. Toute évolution présente est l’assurance de pouvoir mieux faire face aux changements à venir. Car la complexité induite par l’évolution, implique une plasticité et une faculté d’adaptation sans cesse renouvelée et accrue. Elle est donc la garantie des évolutions futures.
 
Pour toute forme de vie, pour toute forme de création, l’équilibre est à bannir. Un système à l’équilibre, homéostatique comme le décrit Joël de Rosnay, est un système « éteint », mort, fini. C’est d’un déséquilibre initial dont a profité le big-bang et tout l’univers à sa suite. C’est à partir de déséquilibres ponctuels que se sont formées les myriades d’étoiles et les systèmes planétaires qui les ont accompagnés et les accompagnent encore. Sur Terre, c’est des déséquilibres permanents dont se nourrissent la vie, la diversité et l’évolution des espèces. Au sein même de la biosphère et tout au long de l’évolution, certains règnes bactériologiques, végétaux ou animaux ont pris régulièrement l’ascendant sur d’autres. De même au sein de l’espèce humaine, où les guerres incessantes, les conquêtes de territoires ou les luttes de pouvoir ont été autant d’accélérateurs de l’histoire et de ce que nous considérons, a posteriori, comme étant la « civilisation ».
 
Aujourd’hui, qu’on l’admette ou non, notre espèce est désormais l’espèce dominante au sein du vivant. Au point de le menacer de manière globale. Elle est d’ailleurs elle-même dominée dans ses propres rangs par un modèle social et économique devenu malheureusement une norme pour bientôt 9 milliards d’êtres humains. Comme le déplorait
Claude Lévi-Strauss, « L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat 3. » Pourtant, à travers ces déséquilibres majeurs, ces périls mêmes engendrés par cette domination, c’est sans doute encore et toujours la vie qui s’exprime à pleine puissance. Tous ces chaos, toutes ces tensions, tous ces dangers sont autant de promesses d’un avenir à inventer. Toutes ces agressions sont autant d’invites à la métamorphose, au changement et au renouveau.
 
Nous vivons un âge que j’appellerais l’âge de cristal. Il se définit, au cœur de nos sociétés occidentales, en une répétition des modèles, en une stéréotypie de la pensée, de la culture et de toutes les formes de création. Notre inextinguible soif de contrôle et de maîtrise sur tout et n’importe quoi nous rend progressivement hermétiques à toutes les propositions de la vie. Nous nous empêchons nous-mêmes de vivre et de progresser en nous coupant progressivement du monde. à terme, la rigidité et la paralysie générale menacent. Par manque de plasticité, nos sociétés risquent tout simplement de se briser et de s’effondrer sous leur propre poids.
 
Nous sommes à n’en plus douter à l’aube d’une grande initiation. Mais encore faut-il que nous en ayons envie. Que nous ayons tout simplement envie d’inventer autre chose, de découvrir un autre monde ou une autre vision du monde. Encore faut-il que nous ayons tout simplement envie de vivre. Autrement dit, être en mesure de renoncer en partie au passé et à tous nos archétypes. Avons-nous vraiment le choix ? Nous vivons dans un monde où tout est possible. Même les rêves les plus fous, les plus audacieux sont désormais à notre portée. Les découvertes de la science et de l’esprit n’épuiseront jamais la créativité de la vie et les potentialités de la matière. Oui, tout est possible parce que ce monde lui-même a été rendu possible.
 
Kirk Douglas, à l’instar de Spartacus, avait le choix. Accepter et subir toute sa vie les vicissitudes d’une existence de fils d’immigré pauvre et sans avenir ou lutter contre l’adversité, les privations, la faim, la misère, l’ostracisme et l’antisémitisme. Avec toujours en lui ce rêve de pouvoir un jour, lui aussi, Issur Danielovitch Demsky, briser ses chaînes et marcher sur les sentiers de la gloire.

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2. Joël de Rosnay, Le macroscope, Éditions du SEUIL, coll. Points Essais, 1975, p. 137.
3. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Librairie Plon, coll. Terre humaine poche, 1955, p. 37.
 
 



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