EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   
Vendredi 11 septembre 2020

JEAN MALAURIE ET LA NOUVELLE ALLIANCE

En parcourant de nouveau l’œuvre de Jean Malaurie ces derniers jours, j’ai la conviction qu’un travail formidable est à accomplir en vue de préparer, à notre humble échelle, les bases d’une mutation profonde qui s’annonce. À n’en pas douter, une humanité nouvelle est en cours de gestation. Et même si ce processus doit s’accomplir sur le temps long, nous n’en assistons pas moins aux premières contractions.
 
L’éboulologue et géomorphologue de formation qu’est Jean Malaurie croit en une force organisationnelle et structurante présente sous l’ « étoffe » des choses. Je crois pour ma part que toute forme de crise, d’agitation, de chaos, sont autant d’occasions qui permettent à cette Information sous-jacente et originelle de s’exprimer. Or elle s’exprime d’autant plus, d’autant mieux et d’autant plus vite que le chaos est important ; l’activité du milieu intense. Sur tous les plans, nous voyons bien aujourd’hui que nos structures sociales et plus particulièrement en occident arrivent à saturation. Le système tel qu’il est a épuisé toutes ses ressources, que ce soit politiquement, économiquement, culturellement, religieusement sinon même humainement. La société, nos sociétés sont en manque de sens. Chacun peu aujourd’hui faire l’amer constat qu’aucune des promesses passées n’a été tenue. Sans doute aussi avons-nous tous été trop naïfs. Trop désireux de prendre nos désirs pour des réalités. Le sentiment d’une forme d’absurdité est en train de saisir l’ensemble de nos contemporains. Du moins, ceux qui font preuve d’une certaine lucidité mêlée d’une forme d’exigence d’authenticité et de vérité. Ce manque de plus en plus prégnant parmi beaucoup est bien le signe de la nécessité d’un changement. Lequel se prépare déjà, à notre corps défendant.
 
Notre espèce a pour l’essentiel contribué à modifier son propre environnement comme les algues bleues en leur temps. Par rétroaction, c’est notre espèce elle-même qui se voit désormais contrainte de changer, d’évoluer. La vie, à travers nos propres comportements individuels et collectifs poursuit son lent travail d’orogenèse et de cosmogénèse. Comme d’autres, j’essaie en permanence d’adopter un regard global sur le monde. De replacer nos comportements sociaux dans le cadre de l’évolution des espèces sinon même du cosmos. Si nos attachements, nos comportements affectifs sont les ferments de nos élans collectifs, ils n’en sont pas moins des épiphénomènes au regard de la dynamique universelle. Ils ne valent que pour nos seules cultures humaines.
 
Teilhard de Chardin lui-même admettait que les deux précédentes guerres mondiales avaient été de puissants creusets pour l’évolution humaine aussi bien sur les plans scientifiques, technologiques mais aussi sociaux et culturels. De ces souffrances sont nés paradoxalement nombre de bienfaits durant les cinquante décennies qui ont suivies. Les guerres comme toutes les crises majeures ont été au cours de l’histoire et sont encore de puissants réactifs. Elles accélèrent les processus en cours comme les engrais accélèrent la germination. Il n’est aucune naissance, aucun changement, aucune évolution qui ne se fasse sans douleur, sans déchirement, sans renoncement, sans abandon de tout ou partie du passé. Petite ou grande, la mort sous ses multiples aspects est une composante essentielle de la vie. Loin d’en être le contraire, elle en est l’une des forces principales sinon l’essentielle dynamique.
 
Voila donc que se prépare une évolution décisive pour notre espèce. De celle qui contribuera à nous projeter véritablement dans une autre dimension non seulement humaine, sociétale mais aussi et surtout spirituelle et cosmique. L’humanité est naturellement promise à une future dimension d’existence dans la continuité de ce qu’elle a déjà vécu par le passé à travers les différents changements, les différents sauts qualitatifs qui, de loin en loin, ont ponctué son évolution. Mais cette promesse ne sera pas tenue sans nous. Autrement dit, sans notre consentement et notre pleine et entière participation. Pour autant, l’homme, l’humanité dans sa forme n’est pas une finalité en soi. Elle n’est qu’un vecteur, le véhicule sans aucun doute provisoire et transitoire d’une conscience dont elle est localement et ponctuellement le meilleur moyen d’expression à ce jour. Elle est sans doute aujourd’hui le « support organique » le mieux à même d’exprimer cette Information/Conscience qui semble pétrir l’univers depuis sa formation ou son déploiement dans l’espace et le temps depuis ces derniers 13,7 milliards d’années.
 
Or cette promesse comme je le disais, ne sera en mesure d’être tenue qu’avec notre participation. Sans nous, la Vie se poursuivra, la conscience continuera son lent travail de pétrissage et d’information de la matière. Le champ des possibles est infini mais il nous appartient de faire le premier pas. D’accepter enfin de renoncer à nos vieilles lunes et à nos jeux d’enfants pour entrer de plein pied dans l’âge de la maturité. Pour ce faire, il nous faut nous tourner vers nos anciens, vers la sagesse et les savoirs des peuples autochtones qui sont, comme le dit si bien Jean Malaurie, « en réserve » pour les temps à venir. Loin de représenter le passé, ils sont au contraire les clés de notre avenir à tous.
 


Il n’est bien sûr pas question ici de revenir à l’âge de pierre ni même de vivre en singeant ces sociétés traditionnelles. Lesquelles aspirent elles aussi à la modernité, au progrès. Mais ces évolutions matérielles, sociétales, technologiques même, ne doivent pas pour autant être synonymes de renoncement à toute sagesse, à toute juste mesure, à toute tempérance et à toute vérité. L’homme possède en lui une dimension cosmique, universelle. L’homme ou la conscience qu’il incarne. Or, cette dimension qui l’attend ne peut être envisagée sans la consolidation sinon la restauration de nos liens avec la Nature, avec la Terre mère. Lesquels seront justement une des voies d’accès au cosmos lui-même. Science et spiritualité ont désormais un rôle et un destin commun qui les attendent. Lequel consistera à propulser l’homme vers un futur dont il est encore loin d’imaginer les véritables dimensions. Pour ce faire, il convient avant tout d’inaugurer de nouvelles mythologies en phase avec notre temps ; avec les attentes de chacun ; avec les enjeux humains, technologiques et spirituels de notre époque décisive à plus d’un titre.
 
Grâce aux savoirs ancestraux des peuples racines et à leur expérience, nos sciences elles-mêmes pourront désormais bénéficier d’apports inestimables. Ils se manifesteront par de nouvelles approches méthodologiques. Par une mise en commun des savoirs, des pratiques et des interprétations des faits observés ou vécus. De trop rares collaborations de cet ordre existent déjà grâce à l’ouverture d’esprit de certains scientifiques, à la transdisciplinarité encore trop rare et aux travaux menés sans préjugés avec des représentants de différentes traditions spirituelles tels que Corinne Sombrun ou Matthieu Ricard pour ne citer qu’eux. Ils sont parmi les pionniers de ce que devra être cette nouvelle alliance entre sciences et spiritualités ; entre technologies et sagesses.
 
J’ai le sentiment que l’humanité a tout à gagner de cette nouvelle alliance, de cette synergie des forces spirituelles et matérielles. Réorienter nos progrès dans le sens de la vie comme on remet son embarcation dans le sens du courant. Voila qui pour le coup donnerait non seulement du sens à tous nos efforts, mais qui leur apporterait une dynamique autrement bien plus efficace qu’elle ne l’est aujourd’hui lors que nous nous épuisons à pagayer dans tous les sens sans même savoir où nous allons ; parfois à contre-courant au risque de nous échouer cent fois ou de nous fracasser contre les obstacles qui jalonnent le fleuve Vie.
 
Œuvrer de concert, se donner un cap, épouser les méandres et les flots de la vie comme ceux d’une rivière, faire jouer nos forces collectivement, de la bonne manière et au moment opportun, comme il le faut, quand il le faut. Voila en quelques mots ce que les sociétés traditionnelles sont susceptibles d’apporter à nos puissances technologiques. « Surfer la vie » comme le dit si bien Joël de Rosnay. L’image est parfaite. Non plus épuiser nos forces et nos ressources à lutter contre les éléments à seule fin de satisfaire nos ineptes désirs de puissance, de jouissance et de domination sans fin. Lors qu’il nous faut désormais mettre toute notre énergie à s’allier les forces de vie et à profiter de cette élan unique qu’elles sont à même d’impulser à l’ensemble de notre espèce. Et ainsi accomplir des progrès tels que l’humanité et la vie n’en ont jamais connu auparavant.
 
Je l’ai déjà dit : l’humanité sinon la conscience ont vocation à l’universel. La technologie des sociétés occidentales nous y prépare. Mais la technologie seule n’y suffira pas. Elle devra s’adjoindre un élément décisif sans lequel elle ne pourra rien comme une fusée sans pilote, un navire sans boussole. Elle a besoin d’un sens, d’une orientation, d’un cap à suivre que les sociétés traditionnelles et les antiques sagesses semblent être les seules susceptibles de fournir.
 
Tout au long de l’évolution du vivant de même qu’au cours de l’évolution humaine, ce sont toujours des individus singuliers, des éléments divergents du groupe ou du rameau principal qui ont initié, impulsé une nouvelle vision, un nouveau mode de vie, de nouvelles formes d’organisation ou de métabolisme. Lesquelles se sont avérées plus adaptées aux nouvelles conditions du moment et à même de relancer la vie ou l’évolution des sociétés dans de nouvelles directions et pourvues d’une énergie nouvelle. Or, c’est encore une fois ce qui permettra à notre espèce d’inaugurer une nouvelle ère.
 
Jean Malaurie est de ces individus singuliers. Il est de ces hommes et de ces femmes qui ont su toute leur vie écouter leur intuition profonde contre une pensée dominante, standardisée, conformiste et bien-pensante. Il est de ces géants sur les épaules desquels nous nous élevons pour voir plus loin. Il est tout à la fois de ces ambassadeurs par lesquels s’exprime cette Information, cette Connaissance, cette Sagesse millénaire et en même temps, parmi les éclaireurs pour les temps à venir. Ce qui m’attriste le plus, c’est de constater aujourd’hui encore à quel point il est fait peu de cas de son message, de la sagesse et des avertissements que lui comme ses pairs n’ont de cesse de répéter inlassablement devant des journalistes aux ordres, plus soucieux de poser leurs questions chronomètre en main que d’écouter les réponses. Peut-être ne sommes-nous pas encore prêts à entendre ; à écouter. Peut-être nos sociétés ne sont-elles pas encore suffisamment en crise et en prise au plus profond désarroi pour enfin daigner tendre l’oreille et tourner leur regard. Peut-être faudra-t-il davantage de souffrances et de sécheresse au fond des cœurs et des âmes pour que les corps et les esprits aient enfin véritablement soif de vérité.
 
La question se pose enfin de savoir si la nature peut se tromper, se fourvoyer. Si l’espèce humaine est en soi une finalité, si elle a un destin qui lui est propre - ce dont je doute personnellement - alors très certainement la nature dans son infinie sagesse et à travers nos propres choix, sait ce qu’elle fait. Par contre, si l’homme n’est qu’un des multiples moyens d’expression de la conscience, ce que je crois, alors faut-il nous attendre sinon nous préparer à l’éventualité d’un échec. Du moins, garder à l’esprit que nous ne devons compter que sur nous-mêmes car aucun dieu, aucune force transcendante ne viendra jamais nous sauver de notre propre folie. Pour autant, et si nous devions malgré toutes les mises en garde, manquer à notre devoir vis-à-vis de nous-même, nous ne serions jamais qu’une tentative avortée de plus. Un échec sans conséquence pour la vie ni même la conscience. Lesquelles reprendraient en quelques petits millions d’années le cours de leurs développements vers des formes plus abouties et mieux à même de progresser sur le chemin de la Connaissance et de la Vérité. Notre espèce n’étant plus réduite qu’à la forme d’un épiphénomène.

 
 
 



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