EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   
Mardi 15 juin 2020

GRAND NETTOYAGE DE PRINTEMPS

 
"Ceux qui ne connaissent pas leur histoire s'exposent à ce qu'elle recommence."
 


L’époque est à la purification, à la désinfection, à la décontamination généralisée. L’hygiénisme fait son grand retour. Grâce au COVID-19 on redécouvre subitement les vertus d’une bonne hygiène corporelle, mais aussi et surtout, on se met en tête de tout désinfecter. Depuis les plus ordinaires objets de la vie quotidienne jusqu’aux plages de notre littoral en passant par les rues et les façades des habitations. Rien n’est désormais trop propre, trop aseptisé pour une humanité sans doute encore sous le choc d’une soudaine pandémie, mais plus encore, conformée aux diktats du politiquement correct et de l’assainissement généralisé.
 
Nous voilà désormais propulsés dans un monde parfait où les bactéries, microbes et autres poussières n’ont désormais plus droit de cité. Les publicitaires, qui sont depuis longtemps déjà les guides spirituels d’Homo economicus ne s’y sont pas trompés. L’accent est désormais mis sur l’aptitude de chaque marque à mieux nous protéger, à mieux nous accompagner et à nous prémunir contre tout risque de contamination. Tout est mis en œuvre désormais pour éradiquer la moindre bactérie, le moindre miasme des produits made in China qui continuent malgré cela, et jusqu’aux masques chirurgicaux jetables, de polluer une planète qui suffoque en même temps que nous-mêmes reprenons notre souffle.
 
À n’en pas douter, c’est le grand nettoyage de printemps. Car non contents de désinfecter notre planète à grand renfort de bactéricides plus puissants les uns que les autres, c’est le passé et l’histoire désormais qui font les frais de cette grande lessive. En effet, depuis l’assassinat de Georges Floyd ce 25 mai dernier par quatre policiers blancs de Minneapolis, la plupart des minorités ethniques historiquement opprimées sur tous les continents se mettent désormais en demeure de purifier l’histoire de toutes ses figures racistes, colonialistes, esclavagistes et génocidaires. Des États-unis à l’Australie, en passant par l’Afrique, chacun désormais se met en devoir de faire d’une partie de notre passé (la plus noire si j’ose dire) table rase.
 
De Colomb à James Cook en passant par Colbert ou Churchill, on décapite, on déboulonne, on débaptise. On éradique, on épure et on désinfecte. De l’épuration ethnique on passe désormais à l’épuration historique. On détourne son regard, on se bouche les oreilles et on se pince le nez en se forçant à oublier ces pans de notre histoire, certes peu glorieux sinon nauséabonds, mais qui ont néanmoins contribué à faire ce que nous sommes aujourd’hui en tant que nations. Chaque esprit quelque peu éclairé peu aisément comprendre cette nécessité impérieuse de rétablir la vérité historique. Pouvoir enfin dire ce que furent ou ne furent pas certains des grands noms de notre histoire. Méfions-nous toutefois des effets pernicieux, à terme, d’une telle démarche initiée sous le coup de l’émotion. Elle pourrait bien s’avérer, sinon contre-productive, au pire, contraire aux intentions d’origine. À force de vouloir trop « blanchir » le passé, c’est notre mémoire qui risque de s’obscurcir. Le plus grand risque serait alors celui qui consisterait, avec le temps, à laisser s’installer un négationnisme par défaut ou par amnésie.
 
C’est aussi oublier un peu vite qu’aucun d’entre-nous n’est « tout noir » ou « tout blanc ». C’est croire très naïvement qu’en débarrassant le monde et l’histoire de leurs parts les plus sombres, il ne restera plus que pureté et blancheur immaculée… Un esprit sain dans un corps sain en somme. Or, pas plus qu’il n’est de bons ou de mauvais virus, comme de bonnes ou de mauvaises herbes, il n’est de bons noirs ou de mauvais blancs. Souvenons-nous – toujours la mémoire – du génocide Tutsi perpétré principalement par la communauté Hutu au Rwanda en 1994. Lequel fit environ 800 000 victimes Tutsis. Ce massacre nous rappelle une fois encore que le racisme ou même l’esclavage ne sont pas des inventions occidentales, mais bien davantage des traits partagés par l’ensemble de l’humanité.
 
En définitive, ce dont notre espèce est a priori spécialiste, c’est des raisonnements simplistes adoptés sous le coup de l’émotion. Le mal n’est bien évidemment pas spécifique à telle ou telle communauté, race ou nation. Il est en chacun d’entre-nous pour peu que nous nous laissions aller à une certaine facilité de raisonnement et à notre égoïsme atavique. Lutter contre nos tendances et penchants les plus primaires, c’est en cela que consiste l’humanité et la civilisation. « Un homme çà s’empêche ! » écrivait Camus dans Le Premier homme. Un homme aussi, çà se souvient, car nous ne sommes que parce que nous nous souvenons d’avoir été.
 
Oublier nos plus noirs désirs, nos plus inavouables crimes, c’est nous laisser tout le loisir de les renouveler plus tard, d’ici une à deux générations. Croire que nous ferons un monde meilleur en exterminant toutes les bactéries de la surface de la Terre et toutes les pages tachées de sang de nos livres d’histoire, c’est une fois de plus s’en prendre aux symptômes en négligeant de s’attaquer une bonne fois pour toute à la racine du mal. C’est aussi et encore mettre le doigt dans un pernicieux engrenage. L’histoire a depuis toujours démontré que l’on peut être un inventeur de génie, un grand homme d’état, un cinéaste de talent ou un incomparable écrivain tout en étant un salaud accompli. La nature ne connaît pas plus les frontières, les catégories que le bien ou le mal. Elle n’est efficace et prolifique que dans le chaos, les forces d’attraction et de répulsion propices à toutes les variations sur le thème de la création.
 
Ce dont nous avons besoin aujourd’hui pour avancer et progresser dans notre humanité, ce n’est pas d’une épuration de plus, fût-elle idéologique. Ce n’est pas non plus de nous dresser à nouveau les uns contre les autres en demandant réparation, en invectivant, en culpabilisant et en nourrissant encore et encore les passions tristes. Ce dont nous avons besoin, c’est surtout et avant tout d’une réconciliation des peuples et d’une réconciliation de l’homme avec la nature. C’est d’un vivre ensemble étendu à la totalité du monde vivant. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une métamorphose. Laquelle doit s’initier dans le cœur de chacun d’entre-nous. Mais cette initiation ne pourra prendre effet que sur la base d’une reconnaissance. Celle qui consistera avant tout à prendre conscience et à accepter que le mal n’est pas identifiable, au même titre qu’un virus ou une mauvaise herbe. Que nous avons trop souvent tendance à le confondre avec celui ou celle dont il prend les traits. Lors qu’il n’est le plus souvent qu’un excès d’égoïsme, de peur et d’ignorances confondus.
 
Autant dire qu’il est donc potentiellement et naturellement présent dans le cœur de n’importe quel être humain. Au-delà de sa couleur de peau, de sa race, de l’ethnie ou de la société dont il est issu. Accepter cette part d’ombre qui est en nous, c’est faire preuve de vigilance en même temps que de lucidité et de maturité. Un ancien proverbe africain dit : « Quand tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens ! » Oublier tout ou même partie de son passé, c’est prendre le risque de remettre ses pas dans de vieilles empreintes faites de cendre, de larmes et de sang séché. Savoir d’où l’on vient, au contraire, c’est surtout savoir là où on n’a plus à repasser. C’est se donner l’opportunité d’avancer vers un avenir qui ne peut, en toute logique, qu’être meilleur. Pour peu que nous soyons un tant soit peu sincères dans notre cheminement. Cette attitude se résume en un mot : expérience.
 
Il est plus censé et efficace de se laver les mains pour lutter contre le Covid-19, que de désinfecter toute la planète. Pareillement, il sera toujours plus efficace de contenir les germes du mal qui sont en chacun de nous que de lui déclarer la guerre dans tous les coins du monde et sur tous les visages où on croit le voir. Cette dernière solution pourrait bien être l’illusion de trop. Celle qui, sans doute pour la dernière fois, consisterait à faire de l’homme une créature aux mains définitivement tachées de sang.

 
 



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