EFFONDREMENT & EVOLUTION  
         
          Sébastien JUNCA   
Mardi 14 avril 2020
 
DE LA MONOCULTURE A L'EXTINCTION DE MASSE

« Il n’y a plus rien à faire : la civilisation n’est plus cette fleur fragile qu’on préservait, qu’on développait à grand-peine dans quelques coins abrités d’un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur vivacité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »
 
Claude Lévi-Strauss,
Tristes tropiques, 1955.
 

Mildiou, bostryche, scolyte et covid
 
L’histoire le démontre, les espèces dominantes, dans quelque domaine qu’on les observe, ont toujours du souci à se faire. Point n’est besoin d’être devin ou savant émérite pour comprendre que quiconque parvenu au sommet n’a plus d’autre alternative que de lutter pour y rester ou d’en déchoir. Même les plus brillantes étoiles finissent tôt ou tard par s’éteindre. Ici bas, des plus infimes succès aux plus éclatantes réussites de la nature ou de l’humanité, la règle est partout la même : rien ne dure jamais et ceux qui sont en haut aujourd’hui finiront bien par redescendre un jour. Or, ce constat vaut aussi bien pour la pomme de terre, la forêt bavaroise ou l’empire romain. Je m’explique.
 
Durant les années 1840, une terrible famine frappa le nord de l’Europe et plus particulièrement l’Irlande. Elle y causa la mort d’un million de personnes et fit un million de réfugiés. Elle aura fait par ailleurs cent mille morts sur le vieux continent. La cause de cette hécatombe tient en un mot : Mildiou. Une maladie cryptogamique due à une variété de champignon typique de la pomme de terre. Cette crise a particulièrement touché l’Irlande du fait qu’elle était liée à l’Angleterre par un pacte colonial qui l’empêchait de s’industrialiser et de diversifier sa production. Pour autant, le vrai problème ne réside t-il pas ailleurs ? Comme toujours, et depuis que l’agriculture existe, l’homme n’a eu de cesse de sélectionner les variétés animales ou végétales dans le seul souci d’en accroître le rendement. Une fois la perle rare sélectionnée, ce sont des millions d’hectares qui sont alors cultivés avec cette seule variété. Tout se passe bien jusqu’à ce qu’un parasite quelconque ne vienne semer la dévastation.
 
Car si la sélection permet, selon les sempiternels critères de rentabilité, d’isoler une variété et d’étendre sa production à l’échelle nationale, elle en devient d’autant plus vulnérable face à une agression extérieure. C’est précisément tout le contraire de ce qui se passe dans la nature. Laquelle, dans son infinie sagesse, multiplie les variations génétiques au sein d’une même espèce. Dès lors, lorsque certaines de ces variétés se trouvent prises en défaut face à un parasite quelconque, ce n’est qu’une partie de la récolte qui est susceptible de disparaître, et non l’espèce dans sa globalité. La sélection naturelle fait le reste et l’espèce résistante se voit désormais promue au rang supérieur. Mais qu’importe ! Ici, comme du reste partout dans la nature, la variabilité génétique des individus assure la survie de l’espèce. Et c’est bien tout ce qui compte. C’est ainsi que la plupart des cultures de masse se trouvent génétiquement fragilisées lorsqu’un nouveau fléau les prend pour cible. Ce fut le cas du maïs, c’est encore le cas pour la vigne et bien d’autres cultures ; mais aussi pour les forêts allemandes, vosgiennes et jurassiennes.
 

L’arbre qui cache la forêt
 
Le bostryche typographe est un coléoptère de la sous-famille des scolytinae qui s’attaque essentiellement aux épicéas et aux sapins. Depuis la fin du XXe siècle, avec le réchauffement climatique, les tempêtes et sécheresses à répétition, les arbres malades, souffrant de stress hydrique et les arbres récemment brisés par le vent ou une avalanche sont autant de cibles privilégiées par les scolytes. En sont également victimes les spécimens les plus âgés ayant entre 70 et 150 ans ou ceux déjà affaiblis par d’autres insectes, maladies ou par les seules activités humaines. Le seul moyen pour ces essences de lutter contre les coléoptères réside dans la sécrétion de résine qui finit par prendre au piège les parasites. Malheureusement et du fait de leur affaiblissement généralisé, les arbres sécrètent moins de résine et peuvent donc moins bien lutter contre les envahisseurs. On peut dénombrer entre 60 000 et 80 000 coléoptères par arbre infecté. Aussi, et compte tenu de l’ardeur que chaque larve met à creuser ses galeries sous l’écorce, là même ou circule la sève, l’arbre ainsi infesté n’a plus aucune chance de survie.
 
En septembre 2019, en Allemagne, les scolytes avaient déjà ravagé l’équivalent de 3 300 terrains de football. Le point de départ de cette hécatombe a été la tempête Friederike de janvier 2018. La sécheresse qui a suivi puis l’hiver particulièrement doux ont affaibli les arbres et provoqué la prolifération du parasite. Mais là n’est pas la seule raison. Car, comme pour la pomme de terre d’Irlande précédemment évoquée, le problème réside pour l’essentiel dans notre tendance maladive à systématiquement et dans tous les domaines de l’activité humaine, privilégier la monoculture et la production en masse. Quand un seul et même arbre est planté sur des centaines d’hectares par seul souci de rentabilité, il faut s’attendre à ce que tôt ou tard, l’effet domino fasse des ravages.
 
Ces épidémies de bostryches ne datent d’ailleurs pas d’hier. La tempête Lothar de 1999 associée à la hausse des températures, a largement favorisé le développement des bostryches dans les forêts du nord de l’Europe. Un article publié dans L’information géographique, vol. 12, N°5 de 1948 fait déjà mention de ce coléoptère. Outre que cet article détaille les mêmes observations quant au mode de propagation du parasite et à ses effets dévastateurs sur les forêts impactées, la conclusion quant à elle ne laisse pas indifférent : « Le bostryche ne serait-il pas un des agents contribuant, sous l’action des variations climatiques, à ces substitutions d’essence que l’on constate au cours des millénaires ? Les modifications du climat ont été la cause des glaciations successives et des changements de flore et de faune. Divers parasites végétaux ou animaux en sont les agents d’exécution et parmi ceux-ci les bostryches contribuent certainement pour une grande part, à freiner l’extension des résineux et à favoriser celle des feuillus [1]»
 

L’avenir de l’individu contre celui de l’espèce
 
Cette dernière observation se vérifie encore aujourd’hui dans les forêts dévastées par le parasite. En effet, une fois l’essence dominante éradiquée, une nouvelle diversité se fait jour sous l’aspect de différentes variétés de feuillus. À croire ici encore que la nature exècre toute forme de fixisme, de monotonie et de standardisation. À la fin des années quarante, les moyens de lutte se résumaient à l’emploi d’insecticides les plus variés tels que le DDT, des poudres à base d’hexachlorocyclohexane, des arséniates ou du phénol. Autant de moyens dont les « vertus écologiques » ne sont plus à démontrer et qui furent d'ailleurs sans grande efficacité contre les parasites. Suite à la tempête Lothar, dans la réserve naturelle de la forêt de Bohème, en Allemagne, à défaut de pouvoir lutter efficacement contre ce fléau il a été décidé de laisser faire la nature en comptant sur une repousse naturelle de la forêt. Depuis 2004, un repeuplement diversifié s’est naturellement opéré, favorisant la disparition progressive du coléoptère avec son arbre hôte.
 
La leçon magistrale à retenir de ces quelques exemples tient en quelques mots : respect des équilibres naturels. Maintenir et encourager la biodiversité dans tous les domaines de l’élevage et de l’agriculture. Mais ces règles ne se limitent pas à ces seuls secteurs. Elles peuvent et doivent s’appliquer dans tous les domaines de l’activité humaine, que ce soit la culture, l’industrie, l’éducation… Un système non diversifié est vulnérable à tout point de vue. Et cette règle est également applicable à l’espèce humaine dans sa globalité. L’actualité est d’ailleurs riche d’enseignements à ce propos. Quand on considère les différents facteurs à risque qui font des forêts de résineux des cibles idéales pour les bostryches ou scolytes, on est étonné du parallèle qui peut être fait avec les comorbidités dont souffrent le plus souvent les victimes humaines cette fois, du coronavirus. Jusqu’aux symptômes mêmes de la maladie qui sont dans un cas, l’incapacité à terme, pour l’arbre, de fournir aux feuilles les nutriments nécessaires à la photosynthèse ; dans l’autre cas, ce sont les poumons des malades qui sont directement atteints, lesquels participent comme chacun sait à l’oxygénation du sang et de tous les organes. C’est dans les deux cas, la respiration au sens large qui est directement impactée.
 
Or, on sait que les différentes comorbidités dont souffrent majoritairement les patients les plus gravement atteints par le covid-19 ne sont autres que des maladies de civilisation. Autrement dit, des maladies et affections directement induites par un modèle occidental capitaliste et consumériste de plus en plus étendu à l’ensemble des populations humaines de la planète. Les maladies cardio-vasculaires, le surpoids, les affections respiratoires, allergies, fatigues chroniques, stress, maladies auto-immunes et maladies dégénératives ; la liste est longues de ces affections diverses et variées directement liées au mode de vie urbain occidental. Lequel se caractérise par une sédentarité aggravée, une alimentation peu diversifiée, un environnement détérioré et une population de plus en plus dense. Autrement dit, toutes les caractéristiques de la monoculture appliquée à l’espèce humaine.
 

Un eugénisme mondial fardé de bonnes intentions
 
Depuis un siècle et demi de contagion et de sélection consumériste, notre espèce n’a fait que réduire progressivement sa diversité originelle. Par le biais d’une insidieuse sélection, nous nous conformons de plus en plus à un modèle unique et uniforme répondant à des critères à la fois productivistes, alimentaires, sanitaires, démographiques, individualistes, hédonistes et libéraux qui sont certes censés nous apporter un bonheur immédiat, mais qui risquent bien, à terme, de précipiter notre perte par manque de diversité. Or, c’est vers quoi le transhumanisme risque de nous emmener encore plus sûrement. Cette idéologie n’est autre que la mise en œuvre à la puissance dix de critères de sélection qui répondent pour l’essentiel à des désirs partagés par la majorité de la population humaine : santé, longévité, performance physique et intellectuelle, beauté… Autant de bonnes intentions, mais qui dissimulent tous les excès, tous les dérapages et toutes les inégalités. Pire encore, c’est un modèle d’humanité sur mesure qui se profile, au mépris de toute diversité biologique, culturelle et qui sait, intellectuelle.
 
Grâce aux différents apports de la médecine, des biotechnologies, des nanotechnologies, de la robotique et de l’intelligence artificielle, le transhumanisme a pour ambition d’améliorer le corps humain à l’échelle individuelle. Rien de moins. Pourtant, ce qui semble à première vue relever d’une lutte pour la vie, n’est en définitive qu’une lutte contre la mort. Laquelle, le comprendrons-nous jamais, n’est pas, loin s’en faut, le contraire de la vie, mais son indispensable dynamique ; son complément. Lutter contre la mort au point même de projeter d’en finir avec elle, c’est lutter contre la vie elle-même. Avec des conséquences, sur le plan global et collectif, autrement plus catastrophiques que sur le plan individuel.
 
La crise actuelle nous averti à plus d’un titre, mais elle pointe surtout du doigt l’extrême fragilité inhérente à un système de plus en plus enclin à la standardisation, à l’uniformité et à la globalisation. Un modèle qui, par seul souci du bonheur et du profit immédiats fait fi de toute diversité. Dieu seul sait quel nouveau fléau est susceptible de menacer notre espèce : un virus biologique encore inconnu, un virus informatique à l’échelle planétaire, ou un autre virus idéologique plus violent encore que ceux qui ont meurtri le XXe siècle. Qui sait si une autre calamité encore inédite mais dont la puissance de mort sera proportionnelle à notre fragilité du moment n’est pas tapie en embuscade dans quelque recoin du cosmos ?
 

Les premiers seront les derniers
 
Que nous le voulions ou non, l’humanité est une espèce comme les autres car elle est encore toute pétrie de biologie même dans ses prolongements les plus hautement technologiques. Comme les autres espèces, ses chances de survie face aux nombreux fléaux qui la menacent résident dans son aptitude à s’adapter aux agressions et aux changements qui surviennent. En définitive, tous les processus de destruction, comme toutes les formes d’agression ne sont, biologiquement parlant, que des processus de régénération ouvrant vers une transformation ou métamorphose. Ils ne sont destructeurs qu’en apparence et pour les systèmes directement impliqués. Il se peut bien que, pris objectivement, il n’y ait jamais de destruction à proprement parler, mais seulement des états de transition entre un système et un autre système ; une complexité et une autre complexité plus adaptée à la situation présente.
 
Avec le temps, l’accélération, l’intensification et la généralisation du numérique à toutes les activités humaines et à toute la planète, il se pourrait bien que notre espèce désapprenne et oublie certaines des facultés qui faisaient jusque-là sa singularité : l’imagination, la créativité, l’intuition, la coopération, l’empathie et tant d’autres. Autant d’aptitudes qui jusque-là avaient contribuées à sa survie et à son évolution et dont la progressive disparition pourrait bien être le signe annonciateur de notre prochaine extinction. Une chance subsiste cependant. Comme souvent dans la nature, elle pourrait consister en quelques îlots de résistance et de résilience constitués par les plus réfractaires au « progrès » transhumaniste et à la technologie invasive. De ceux qui auront sût vaille que vaille et jalousement conserver en eux les acquis d’une lente et non moins fructueuse évolution naturelle. En cela, les apparents « sous humains » d’alors incarneront sans doute le nouveau bourgeon par où notre rameau phylétique sera susceptible de relancer sa progression.
 
Aussi, notre survie, et quels que soient les dangers qui nous guettent, dépendra de notre aptitude à la transition. Autrement dit, de notre capacité à renoncer en partie à notre passé et à ses vieux concepts pour mieux embrasser l’avenir. Ce qui sous-entend également que l’humanité ait encore en elle assez de diversité propre à lui fournir les germes de son renouveau.

 
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[1] Suzanne Messines du  Sourbier, L’information géographique, vol. 12, N°5, 1948, pp. 194-196.
Source :
https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1948_num_12_5_5403

 
 



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